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L'absolu systématique
6 février 2018

Théorie de l’âme

Les illusions sont nécessaires en tant qu’elles nous persuadent et en tant qu’elles nous trahissent ; en tant qu’elles emportent notre adhésion et en tant qu’elles nous invitent à la perplexité. Mais elles ne peuvent agir simultanément pour l’être et pour le néant. C’est pourquoi nous avons le temps de les voir naître et mourir. Si elles persistent, c’est qu’elles ont failli dans leur fonction d’orientation, et abandonné le pèlerin existentiel dans une confusion abrutissante dont seul peut le sortir un reflex cynique. Mille déceptions à surmonter pour conserver l’illusion foncière, la mère et l’antidote de toutes les autres.

Les apparences n’ont déjà au départ pas très bonne réputation : elles ne se formalisent pas de lacunes, et offrent régulièrement leurs services aux cachotiers. Lorsqu’elles versent carrément dans le mensonge et la tromperie, elles endossent alors le rôle peu flatteur d’illusions, de faux-semblants. Leur trahison laisse un goût amer, une blessure d’autant plus difficile à cicatriser qu’elles nous étaient chères ces illusions perdues. Leur ambivalence, leur infidélité constitutive, qui tient au fait, pénible à garder à l’esprit, qu’en tant qu’aspects elles ne font que représenter ou exprimer un fond qui sans leur intermédiaire demeurerait muet, ne manque pas de scandaliser les non avertis. C’est une des raisons qui pousse à la révolte les idéalistes prêts à en découdre avec les cyniques.

En fait, les illusions appartiennent au monde phénoménal, et résultent en cela de l’interaction entre notre appareil cognitif et le réel ; elles sont par là, quoi qu’on en pense, d’indispensables instruments de connaissances. Elles font parties de ces catégories, préjugés et stéréotypes avec lesquels tout individu aborde son environnement de façon relativement sereine. Le problème, c’est que beaucoup de ces postulats fondamentaux sont chargés d’affectivité sous-jacente qui les grève, les enlise dans l’inconscient où ils s’entourent de défenses et de résistances, sauf en cas d’événements extraordinaires et pour cela souvent traumatisants.

La lucidité n’est certainement pas l’ingrédient principal de notre équilibre psychique. Sans une grille de lecture rassurante le monde se montrerait à nu dans toute son affreuse absurdité. Par un reflex de conservation tout à fait naturel, chacun apprend à interpréter ce qui lui arrive en employant ce que son milieu lui a fourni, des logiciels de point de vue perpétuellement remis à jour, des portraits-robots, des images d’appétence, qui résonnent en nous, qui nous interpellent plus ou moins, qui nous font vibrer, qui mobilisent notre énergie ou non. Le charme magnétique de certaines apparences tient à cet embrayage motivationnel de figures archétypales.

Ce qui est en jeu, c’est justement la capacité de débrayage sans friction trop érosive pour l’élan vital. Une illusion de perdue, dix de disponibles. Tout porte à croire qu’en définitive la fonction des illusions ne réside pas dans leur contenu mais dans l’affûtage de cet art de la chasse, hérité de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, et mué en quête existentielle, où les bonnes habitudes se perfectionnent sans affaiblir l’ouverture à l’imprévu. Dans cette optique, le dépassement du ressentiment boudeur, de la déception noircissante, mélancolie capricieuse et infantile, trouve son point d’appui sur une illusion princeps : l’illusion d’être. Celle-ci est instillée dès la petite enfance, dès les premières relations avec l’instance maternelle, et soutiendra à l’avenir le discours intérieur de l’individu préoccupé par sa place dans la communauté. Car, pour jouer confortablement, en toute familiarité avec les illusions plus ou moins ordinaires, que les gens partagent dans une complicité tacite, et donc pour participer au monde du faire moyennant un engagement naturel, il faut que l’impression d’un moi unique et central, d’un noyau de la personnalité, d’un agent identifiable, autonome et responsable, s’établisse convenablement sur des bases incontestables, en vertu d’un amour inconditionnel, c’est-à-dire “quoi que cela puisse faire et quoi qu’il en soit”. C’est dans la petite enfance que se déclare de la manière la plus éclatante cette tolérance sans réserve, qui prodigue tout ce qu’il faut de prestidigitation et d’illusionnisme pour inviter ainsi au dialogue et à la coopération ce qui n’est au départ qu’un monstre d’exigences.

Chez l’adulte la prétention mythomaniaque à l’omnipotence n’est plus aussi grossière, elle se ramifie en un subtil réseau de légitimation, de prétextes et d’excuses, qui s’érige en monument polymorphe de la mauvaise foi, dédié au culte narcissique de la personnalité respectable. Cette internalité opportuniste, si elle comporte le bénéfice potentiel du mérite, de la reconnaissance et de la gratification, offre une cible parfaite à tous les frustrés, mécontents, paranoïaques, victimes avérées ou quérulents pathétiques, en quête de solution de facilité pour épancher leur volonté de puissance désorientée : la fiction d’une âme humaine comptable du bien comme surtout du mal en ce “bas monde”.

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