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L'absolu systématique
6 février 2018

Théorie de l’esprit

En amont de la réflexion sur la place de l’individu dans la société en tant que semblable à nul autre pareil, atome humain dans la foule organisée, spécimen unique normalisé, l’identité soulève une problématique de logique pure remontant à Aristote et à sa tentative d’établir des axiomes inattaquables. Il faut garder celle-ci à l’esprit pour comprendre comment les difficultés que rencontre l’idée de mêmeté, circonscrites et exorcisées par le génie de l’abstraction, ressurgissent dans l’approche concrète des mythes et mensonges que l’être humain cultive sur lui-même. Illusions profitables, dirait-on, au commerce des gens, mais néanmoins à double tranchant dans la mesure où toute utilité comporte une brèche ouverte sur l’abus ; en l’occurrence, la tentation du contrôle absolu et de la manipulation massive.

A=A, nous certifie le logicien. Cela paraît aller de soi : une vessie est une vessie, une lanterne est une lanterne ! Bien entendu, il fallait s’y attendre, la chose n’est pas si simple. On a affaire à davantage qu’à une proposition décrivant une relation d’appartenance entre élément et ensemble, il s’agit d’une égalité essentielle, une identité fondamentale, comparable à celle d’un objet avec lui-même. Au prime abord, le bon sens souscrit sans faire de difficulté à ce qu’il qualifierait volontiers de lapalissade : cette table est cette table. Mais, dès lors qu’on fait intervenir le temps, il faut bien admettre, pour peu que l’on ait la patience d’effectuer une étude longitudinale, que toute chose se modifie, s’use ou change de fonction et donc de définition.

Dans un espace-temps soigneusement délimité n’importe quelle abstraction peut tenir la route. Il suffit de ne pas trop la soumettre aux tensions d’une réalité qui devient paradoxale au voisinage de l’infini. Il en est ainsi de la géométrie d’Euclide, de la physique de Newton. Ces théories décrivent à merveille le monde qui nous entoure, et nous permettent d’y évoluer avec une efficacité accrue par la puissance du calcul. Mais elles échouent face à l’immensité macrocosmique. Il en va de même de l’idée d’identité appliquée aux objets inanimés aussi bien qu’aux animaux et, crime majeur de lèse-majesté, aux sujets humains. Concernant les deux premières catégories, il n’y a rien d’alarmant : on demande rarement à leurs spécimens de se présenter, leurs fiches signalétiques respectives sont dûment classées dans notre savoir encyclopédique. Mais qu’en est-il de nos congénères ?

Lorsqu’un certain Darwin énonça sa théorie sur l’origine des espèces, avançant l’idée qu’elles procédaient les unes des autres, et que l’Homo sapiens n’était qu’un chaînon de ce long processus évolutif, cela revenait à jeter du vitriol sur l’écran fixe des Idées et des Essences éternelles. Cela ébranlait le sublime tableau biblique de la “Création”, et déclencha un haut le cœur général jamais observé en Occident depuis qu’un dénommé Copernic et un certain Galilée entreprirent d’arrondir la Terre, de la faire tourner sur elle-même et de l’envoyer balader dans l’espace. La coupe fut pleine le jour où un obscur médecin juif viennois insinua que “le Moi n’est pas maître en sa demeure”. Une goutte de plus de ce cynisme caustique et s’en sera finit de l’âme humaine, du respect de la personne, de la liberté individuelle. Une horrible vision matérialiste du monde obscurcira les consciences et réduira instantanément les hommes en androïdes bornés et sans cœur. On en frémit d’avance.

Or, il n’est pas question de vider l’être humain de sa spiritualité, ce serait de l’auto-négation. Il s’agit seulement de ramener l’estime qu’il a de lui-même à sa juste mesure, et dénoncer le miroir aux alouettes, les ficelles trop usées qui insultent son intelligence.

L’identité, comme l’indique son étymologie, permet avant tout d’identifier. Astuce pratique pour palier la difficulté spécifiquement humaine à distinguer et à reconnaître, indispensable chez des animaux sociaux où chacun doit trouver sa place parmi ses congénères. Chez les autres espèces le mécanisme de répartition est réglé essentiellement par des ressorts biologiques. Chez l’homme la distribution des honneurs, statuts et dignités se fait par conventions, institutions et proclamations. Par le pouvoir des formules, des symboles, des rituels. À l’identité purement génotypique des animaux, s’ajoute chez nous un complexe langage de signes distinctifs. La faculté représentationnelle prend dès lors le dessus sur la réponse génétiquement programmée. Le même souci de la viabilité prévaut sous le couvert du mérite. La sélection naturelle cède le terrain à la sélection culturelle. Celle-ci ne s’applique plus seulement à la variabilité biologique. Elle gère l’évolution selon les mêmes principes dans le domaine du virtuel, de l’artificiel, du superstructurel.

Le processus naturel de discrimination, même s’il n’est plus dirigé exclusivement sur les personnes physiques, nécessite des cibles, des monades consentantes, des individus nommables, porteurs de drapeaux, représentants d’idées, vecteurs de schémas pratiques, de coutumes et de savoir-faire. De par leur faculté à épouser des identifications, à imiter et à s’approprier les caractères culturels qui se proposent à eux, les êtres humains sont tout indiqués pour satisfaire cette nouvelle stratégie de la nature pour faire exploser les limites de la diversité. Mais pour que les individus remplissent leur rôle, il leur faut entretenir un solide sentiment d’unicité qu’ils puisent dans leur fond animal.

Dans un sens, chacun élabore sa particularité en empruntant à ce qui l’entoure, en en tirant une combinaison originale. Chacun s’assigne une identité sociale mouvante selon ses diverses appartenances, statuts et fonction. Chacun est donc dépendant des contingences. Sa subjectivité et son identité personnelle se réduisent à ce fragile sentiment d’être unique, qui paradoxalement le dispose de bon cœur au conformisme et à l’emballement mimétique, aux hystéries collectives comme aux mouvements d’émancipation, à la sauvegarde des traditions comme aux élans minoritaires.

Si la théorie de l’esprit paraît un présupposé indispensable aux relations humaines, c’est d’un esprit objectif accueilli dans le récipient du sentiment d’unicité dont il s’agit, davantage que d’une âme coupable ou graciable à merci. L’identité qui se recommande d’une intériorité intangible est la passerelle sur laquelle se rejoignent déterminismes biologiques et sociologiques, l’interface où rivalisent de mascarades, de parades et de fanfaronnades les seuls êtres capables d’encadrer leurs illusions, ponctuer leurs récits, régler leur point de vue, de sorte des réalités phénoménales tout à fait attestables émergent, aussi éphémères soient-elles. Il reste que cette conscience créatrice embryonnaire chez les autres formes de vie, même les plus proches de la nôtre, a intérêt à ne pas oublier complètement que “la carte n’est pas le territoire”.

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