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L'absolu systématique
6 février 2018

Ironie du sort

Rien de tel, c’est bien connu, qu’un brin d’humour pour détendre l’atmosphère. Mais l’affrontement entre l’ironie et le sérieux n’est jamais joué d’avance. L’emploi de la dérision a ses limites ; son effet corrosif peut l’assimiler à l’insulte. C’est que l’objet principal de son action réside dans ce foyer de l’estime de soi qu’est le narcissisme. Le sens de l’humour est par là un bon indicateur de l’équilibre affectif. On imagine sans peine qu’un complexe d’infériorité lancinant puisse rendre quelqu’un plutôt chatouilleux lorsque l’image qu’il s’efforce de construire de lui-même menace d’être écornée.

Les institutions socialement consacrées sont très allergiques à l’humour, surtout à son côté irrévérencieux. Ces limites virtuelles imposées par la seule force des symboles montrent leur vulnérabilité essentielle. On assiste alors à toutes sortes de crimes de lèse-majesté, qui signalent un attachement prononcé aux apparences : piétiner un drapeau, siffler un hymne, parodier une révérence, dénigrer une idole, toutes sortes de comportement scandaleux que les gardiens du bon fonctionnement du système social s’évertuent à réprimer.

On peine à reconnaître un sens de l’humour à un fonctionnaire administratif, un huissier de justice ou un procureur de la république. Il paraîtrait incongru compte tenu de la gravité considérable de leur charge. Le principe de conservation des formes, des statuts et des identités, autant sociales qu’individuelles, s’accorde mal avec l’idée du dérisoire ou du non-sens. Une autorité, en quelque domaine que ce soit, fait rarement bon ménage avec les remises en question.

C’est pourtant dans ce processus dialectique que la vie trouve son dynamisme. Le sens de l’humour est l’aspect le plus sophistiqué que prend l’élan vital lorsqu’il s’exprime avec souplesse, lorsqu’il dépasse la contradiction, le scandale de l’absurde et l’imposture de l’autorité. Entre le rire du fou et celui de l’hypocrite, il y a la place pour toutes formes d’oscillations et d’équilibrations créatives.

De nombreuses traditions initiatiques, maintes sagesses séculaires réservent un rôle particulier à l’humour. On pense au bouddhisme zen et à ses koan, sortes d’outils intellectuels paradoxaux, qui traduisent l’importance de l’humour pour affronter sereinement l’inquiétante étrangeté qui menace les dogmes et les certitudes, aussi rationnels ou évidents pourraient-ils paraître. Mais, tout comme l’origine première du pouvoir, de l’autorité ou de la légitimité, celle du contre-pouvoir subversif, caustique, corrosif représenté typiquement par l’art de la caricature, est difficile à définir, et donc à contrôler, pour le malheur des dominants de toute époque, lors même qu’ils étaient les humiliés de la précédente.

On perd facilement le sens de l’autodérision en atteignant les hautes sphères du succès, de la renommée, du prestige. Chacun reconnaît plus aisément ses défauts lorsqu’ils peuvent être jugés à distance. On s’amuse assez des erreurs du passé, car elles n’égratignent pas forcément l’image de soi, au contraire leur évocation sur le mode cocasse indique une solide estime de soi, capable d’assumer une toujours appréciable modestie. Au demeurant, rien ne tue plus rapidement l’humour qu’une émotion trop forte, comme la honte, ou rampante, comme la culpabilité. Trop d’émotion tue l’émotion, et favorise une vision manichéenne du monde, le rejet auto-immune de l’étrange, telle une réaction allergique anaphylactique. Il faut comprendre que l’activité immunitaire n’est pas condamnable, elle est vitale, et pourtant farouche gardienne du noyau tragique de l’existence. Ne dit-on pas : “on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs” ?

On pense à l’histoire de Romulus qui fonda Rome sur un fratricide (son frère Remus s’étant moqué du sillon qui devait délimiter la ville), on peut rappeler ce que la cohésion des groupes humains doit au phénomène du bouc émissaire, on peut observer avec quelle intransigeance l’exclusion frappe les brebis galeuses d’autant qu’elles appartiennent à la communauté. On n’en veut jamais d’avantage qu’au maillon faible, il met en jeu un destin auquel chacun s’identifie, et bizarrement lui-même se présente de bonne foi totalement engagé pour le bien commun. Mais il faut un responsable au mauvais fonctionnement, l’incarnation d’une mauvaise volonté saboteuse de beau projet. Voilà où l’humour entre en porte-à-faux avec la morale de l’efficacité. Car, pour poursuivre un projet socialement attractif comme le bien commun, on exige un minimum d’engagement et de sérieux. Cette exigence peut faire perdre à la compassion son caractère universel. Apparaissent alors la moquerie humiliante, la raillerie vindicative, le persifflage grossier, le commérage et le lynchage, où des passions cathartiques sont “unanimement” partagées, sauf par les victimes expiatoires.

On ne conçoit pas d’humour élevé sans un fond de délicatesse humaniste. Si le rire existe en embryon chez l’animal, et peut-être même dans le monde sous forme d’ironie du sort, il est pourtant bien le propre de l’homme qui se démarque de sa bassesse et de sa vanité sans les refouler.

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