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L'absolu systématique
6 février 2018

Cauchemar lucide

Le self control et la discipline sont considérés comme une victoire sur soi, la preuve d’une maîtrise indiscutable du corps et de ses facultés. On peut aussi y voir un asservissement de l’organisme aux contraintes de l’apparence, de l’étiquette et de la figuration propres à la civilisation. Tant que cette soumission est librement consentie, elle produit un sentiment de mérite dont le narcissisme se repaît goulûment. Mais cette impression de contrôle peut s’évanouir à tout instant et laisser place au désarroi. Apparaît alors sa principale fonction qui est le maintien de l’ordre social, la mainmise d’un esprit objectif sur les individus au travers de leur appareil cognitif.

Il semble évident que la sensation de s’appartenir, de se posséder est une condition du bien-être. Elle remonte à la prime enfance où elle trouve son modèle dans la manière dont le bébé est porté. Elle est au fondement de ce Moi qui y trouve sa légitimité ; sur elle prend forme une rassurante familiarité avec le monde. Cela s’accompagne d’un paradoxe savoureux : le pouvoir sur soi ne va pas de soi, il nous vient des êtres qui nous importent. Il nous est d’abord attribué, c’est par la suite que, lorsque tout va bien, l’enfant se l’approprie en se confirmant dans son rôle directeur au fil des gratifications — tempérées par des frustrations dont le subtil dosage fait toute la particularité d’une éducation. Divers courants psychologiques ont proposé de rationaliser cette dernière avec de savantes recettes. Mais il s’avère (quoi d’étonnant ?) que les éléments émotionnels, tel que l’attachement, échappent à tout encadrement aseptisé.

C’est également sur la base de cette illusion de domination que s’accomplit la transmission culturelle, le passage des traditions, avec ses mythes et tabous additionnels, pour édifier une vision du monde de plus en plus nuancée au contact des vicissitudes de la vie — malgré l’erreur d’origine qui semblait la destiner à un stérile et consternant manichéisme. Car un irréductible dualisme frappe l’apparition de la conscience appelée à faire d’innombrables distinctions binaires entre intérieur et extérieur, soi et non soi, animé et inanimé, bien et mal. Mais de généralisations en généralisations les théories deviennent de plus en plus complexes et raffinées. Elles tolèrent toujours plus de contradictions, malgré et peut-être à cause du défaut de conception.

En effet, un inéluctable théorème d’incomplétude vient relativiser toutes nos belles spéculations. Nos constats et nos observations sont sous-tendus par des théories implicites, des postulats fondamentaux et des présupposés qu’il faut continuellement remettre en question sans pourtant jamais les rejeter entièrement. Une erreur fondamentale grève nos évaluations, mais sans elle il n’y aurait pas d’évaluation possible. Il faut bien attribuer à soi et à nos semblables une personnalité responsable pour entamer des échanges fructueux et pertinents.

Mais comme toute croyance cette théorie de l’esprit comporte des dangers de fanatisme. Dérivé du culte hystérique du héro emblématique et des chasses aux sorcières, le mirage de l’âme dispose à la même ambivalence. C’est le drame des victimes que l’on accuse d’avoir bien cherché leur sort, celui des malchanceux que poursuit l’étrange malédiction de la mauvaise volonté, celui des boucs émissaires et autres brebis galeuses.

De nos jours, l’animisme a perdu de sa prétention à expliquer les choses par leurs intentions ; il s’est même retiré de nos théories scientifiques sur les animaux et l’homme. Toutefois, la vie de tous les jours le retrouve en action. On ne fustige plus les éléments pour leur dureté, on n’intente pas un procès à un chat à la griffe facile ou à un coq un peu trop fier. Mais on se tourne vers leurs propriétaires qui concentrent en eux toute la responsabilité.

On a parlé de “désenchantement du monde”, il faut y ajouter en parallèle une moralisation croissante de la vie privée, frisant parfois la paranoïa. En étendant son empire, l’individu moderne s’expose aux séismes de l’existence. Condamné à la réussite, il se condamne au stress d’une quête insensée. Une surveillance généralisée le menace constamment d’une culpabilisation. C’est le prix à payer pour espérer les honneurs et la gloire. Tant que l’estime de soi n’a pas été détruite, il vaut la peine de continuer à jouer le jeu. Mais lorsque le personnage central a été disqualifié, on peut s’attendre à des comportements beaucoup moins coopératifs.

Un ego normalement dimensionné se conforme aux règles sans même s’apercevoir qu’il n’en est pas l’auteur. Il comprend mal qu’on puisse ne pas les suivre spontanément. C’est pourtant bien parce qu’on l’a bercé de rêves qu’il collabore. Ceux qui n’ont connu que les cauchemars en ont l’amère lucidité.

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