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L'absolu systématique
6 février 2018

Effet de perspective

L’évaluation apparaît comme un maître mot de la modernité. L’individu y est soumis dès avant sa naissance avec l’identification de son sexe ou le dépistage de maladies génétiques ; elle se poursuit sous de multiples formes tout au long de sa vie, jusqu’à l’éventuelle autopsie. Le besoin de savoir à quoi s’attendre des autres, cette passion pour la prévision et la prédiction appliquées aux personnes, a traversé les âges sous les aspects de diverses techniques pseudo-scientifiques, telles que graphologie et autre phrénologie. Aujourd’hui encore, on accorde un crédit plus ou moins avoué à l’astrologie quant à définir jusqu’au caractère des gens, autrement dit ce dont ils sont capables, ce qu’on peut en attendre (en particulier dans le domaine affectif).

On peut regrouper toutes ces techniques soi-disant objectives dans l’ensemble des activités évaluatives. Il est bon de souligner qu’il ne s’agit pas seulement des intimidants entretiens d’embauche ou des redoutables examens scolaires, mais d’une pratique de tous les jours, comparable à la catégorisation accompagnant le processus de familiarisation. Nous nous jaugeons continuellement les uns les autres, car pour que la confiance règne, elle ne doit manifestement pas être absolue.

Toutefois, nos évaluations quotidiennes ne sauraient être trop poussées concernant la sphère intime, sous peine d’engendrer un insoutenable sentiment d’étrangéité à soi. Peut-être est-ce même la difficulté à arrêter ses opinions qui handicape l’obsessionnel, tandis que l’autiste en mal d’évidences peine à y recourir. On conçoit également qu’un sentiment d’ “inquiétante étrangeté” ininterrompu favorise l’éclosion du délire paranoïaque. La marge entre l’indécision confusionnelle et la détermination irréfléchie permet le jeu, si coloré et si fragile à la fois, des considérations réciproques. Chacun a tout loisir de reconnaître en lui-même le puissant penchant qui l’incite à attendre la plus grande cohérence de l’univers qui l’entoure, à lui trouver coûte que coûte un sens, penchant si puissant qu’il échappe souvent à tout contrôle. Ses nombreux effets, quoique indispensables à la vie en commun, comportent leur part de perversité, la superstition prolongeant par nature toute croyance. Comme en toute chose l’excès est un risque à courir et difficile à discerner puisqu’il se présente sournoisement sous le couvert de la normalité.

Entre autres phénomènes surprenants, on trouve le fameux “effet Pygmalion”. C’est, par exemple, le chouchou du professeur auquel s’oppose en comparaison le cancre relégué au fond de la classe. On devine lequel a la plus belle allure, le faciès le plus avenant et le plus recommandable pedigree ; tandis que l’autre, auquel on concède à peine le mérite d’une vaine persévérance, pourvu que celle-ci ne dégénère point en impertinente persévération, manque décidément de grâce et d’aisance avec son air renfrogné sinon borné.

Si l’exemple est caricatural, il n’en demeure pas moins une figure systématique. Qui aurait l’aplomb de se targuer d’un jugement immaculé et dénué de préférences en toutes occasions ? La neutralité bienveillante ou paternaliste ne laisse-t-elle pas transparaître un soupçon de tartuferie ? On ne peut nier au contraire combien il est difficile de résister à l’automatisme qui nous pousse à rechercher la confirmation de nos premières impressions et à négliger ce qui réfute nos hypothèses initiales. Il s’agit, en effet, du bon fonctionnement de la pensée, du déroulement heureux du raisonnement qui ne saurait se passer de jugements de valeurs et de présuppositions pour s’ancrer dans le concret. On le reconnaît à l’œuvre dans le sens commun. Les philosophes connaissent depuis longtemps ce paradoxe de la logique dialectique, de son impureté fondamentale et pourtant si pratique, et préconisent souvent la vigilance d’un scepticisme pondéré, surtout en matière de relations humaines.

On a donc affaire ici à un ensemble de catégories, de stéréotypes et de schémas qui, lorsqu’ils sont appliqués dans le but de cerner la personnalité des gens, constituent une personnologie. Celle-ci présente tous les aspect de la psychologie populaire et se fonde sur l’existence d’un principe monolithique en chaque individu, un “moi” libre et responsable, une sorte de fantôme enfermé dans son véhicule corporel. Sans cette croyance, on aurait de la peine à discuter sérieusement avec un vis-à-vis. On rechigne viscéralement à prendre pour partenaire d’un échange verbal (ou autre) un objet inanimé. Quitte à ce que ce soit celle du démon, on préfère encore lui attribuer une âme et l’habiller de nos projections. Il est plus rassurant de savoir du moins à quoi s’attendre. Mais il apparaît assez vite que l’usage abusif de cette faculté peut conduire à de tragiques méprises.

Car les catégories (valeurs ou symboles) sont, comme tout concept, des ensembles vides a priori : tout être est exceptionnel et cela sans exception ! C’est d’ailleurs en cela qu’elles sont utiles, même inévitables. Elles aident à ranger, à classer ce qui au prime abord dérange par son inclassabilité. Or, la manie de l’ordre, c’est bien connu, peut s’avérer débilitante, contre-productive, autrement dit parfois dangereuse pour la justice comme pour l’efficacité. Elle peut donner lieu à des quiproquos burlesques autant qu’aux scénarios les plus ignominieux. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser au mésusage du mot “race”.

L’effet Pygmalion appartient à une classe plus large de phénomènes surprenants mais tout à fait ordinaires, connus sous les termes de “prédiction créatrice“ ou de “réalisation des prophéties”. On va parfois jusqu’à parler de “magie performative”. Que cachent ces étiquettes en apparence bien peu scientifiques ? Signifient-elles que la réalité serait le fruit de notre imagination ? On frémit à cette idée qui ne verrait pas la différence entre l’état hypnotique et l’état éveillé. Mais, si l’on abandonne l’impression qu’il s’agit d’états bien séparés et étanches, si on convient qu’il s’agit d’une question de degrés, si donc on adopte le point de vue de la continuité, toute une série de phénomènes jusqu’ici occultés deviennent explicables. Pensons à tous les rituels qui consacrent les êtres et les choses par la seule force d’une légitimité d’origine obscure, d’une tradition plongeant ses racines dans le fond ancestral

On y reconnaît l’activité subliminale d’un inconscient collectif, le jeu de diverses couches de grilles d’interprétation socio-culturellement acquises. Oser rendre cette activité automatique consciente, dévoiler justement sa magie hypnotique et ainsi rompre son charme, provoque un état de désorientation et de confusion comparable à celui qui suit le réveil trop brusque d’un rêve éveillé. L’enfant quant à lui s’étonne au passage du roi somnambule qui à ses yeux manque singulièrement de pudeur dans sa nudité ; tandis que le cynique, lui-même partisan de l’obscénité, s’en amuse à haute voix et de manière, dirons-nous, désobligeante.

Mais généralement, l’activité évaluative poursuit imperturbablement, sauf les disconvenues propres au processus d’essai et erreur, son œuvre pionnière de mensuration du monde et des hommes. Il est vrai que l’éveil à la conscience, à l’instar de la vie affrontant l’insistante hostilité des éléments, paraît en définitive capable de surmonter tous les vents et toutes les marrées de l’intolérance et de l’obscurantisme. Au hasard des rencontres humaines, les uns et l’autre se confirment dans leur prestation, s’adjugeant réciproquement les qualificatifs les plus divers. Et cela sous l’ordre d’une foi commune, mais non pas toujours appareillée, en l’universalité. Car, c’est à partir du choc des cultures que l’on aperçoit la relativité des conceptions du monde. Or, qui dit relativité, dit aussi variété de points de vue. L’effet de perspective en est le plus charmant résultat.

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