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L'absolu systématique
6 février 2018

Agréables convives

On pense communément à l’hypnose comme à un phénomène relativement exceptionnel, ou à une technique particulière entre les mains de spécialistes, ou même à une pratique occulte à la limite de la malveillance et de la crédulité. En tout cas, on ne peut s’empêcher de ressentir quelque méfiance pour ce qui ressemble à une démission du libre arbitre devant le charisme d’un manipulateur. Mais n’est-ce pas là, dans ses manifestations paroxystiques, le même phénomène agissant en sourdine et donc de manière imperceptible, qui, par le biais d’un dialogue intérieur, par le truchement d’un discours que chacun fait sien, guide nos activités quotidiennes ?

L’univers entier cherche la stabilité, la mort thermique. Dès sa première seconde il aurait dû épouser la forme atomique du fer, l’élément le plus stable, et pourtant il fut acculé, comme malgré lui (à l’encontre de sa tension la plus flagrante) à la diversité atomique et à l’émergence de nouvelles structures, au jeu de forces démultipliées, gravitationnelles, nucléaires, électromagnétiques, puis chimiques, et nous concernant plus intimement, biologiques, écologiques, sociologiques. L’évolution des espèces par exemple, laisse apparaître, selon les rapports entre niveaux de complexité, comment la contrainte cristallisante de la sélection naturelle en coopération avec une puissance de variabilité (une réserve de sursaut aléatoire) peuvent engendrer un foisonnement régulier d’êtres “rationnellement bricolés”.

En tant qu’êtres vivants, et malgré notre statut auto-attribué de sapiens, nous n’échappons pas à cette règle, sauf peut-être que chez nous elle s’applique également à un niveau de complexité supérieur. “Egalement”, car on a tout bénéfice à se représenter ces niveaux comme des étages au sein d’un escalier spiral, dont ils ne seraient que des marches considérablement élargies suscitant le théâtre de nouvelles animations. Les étages sont foncièrement indépendants, comme tous voisins qui se respectent, chacun s’occupant de ses affaires dans le meilleur des mondes cloisonnés possibles. À ce point, la métaphore semble simpliste, mais on peut la corser toutefois si l’on prend en compte le fait indéniable qu’ils communiquent entre eux ces étages, et que les susdits voisins sont amenés à interagir à maintes reprises et de maintes façons, parfois sans même qu’ils ne se reconnaissent une fois dans la rue.

Chez nous, cette dialectique entre l’élément de conservation et l’élan erratique, cette dialogique de la nécessité et du hasard, prend une dimension vertigineuse, dantesque, insupportable pour nos fragiles épaules d’indécrottables mégalomanes, assoiffés d’ivresse raisonnable et de démesure mesurable: la dimension de l’esprit.

Chez les hommes la sélection n’est plus seulement une réalité qui les met en confrontation avec les autres espèces, elle ne fait pas le tri des plus viables pour qu’ils se reproduisent (c’est le noyau confusionnel du darwinisme social) et forment une nouvelle population ayant vocation de “race élue”. Chez eux, la lutte pour la dominance s’est presque entièrement transvasée dans le domaine de la culture, autrement dit de leurs rites et de leurs croyances. Evidemment, il s’agit toujours d’une émanation de ce bon vieil instinct de survie et de reproduction, mais tout comme dans la sexualité, les préliminaires ont tellement pris le dessus, qu’ils autorisent la personne civilisée à une totale mauvaise foi. Car non, les gens du monde n’ont pas d’idées honteuses derrière la tête !

Quelqu’un de bien éduqué acquiert l’automatisme de refouler les formes primaires de sa libido au point de se rendre ouvert à la moindre manière que lui proposera son entourage de s’en acquitter avec dignité, comme d’une tâche méritoire. Cela le rend éminemment suggestible. Dans sa soif d’identité, il se laisse imprégner par l’idéologie de sa communauté. Il s’approprie et intériorise, par la grâce d’initiations et consécrations successives, ce à quoi il appartient, et peut même s’aliéner, avec le snobisme confondant de la “bonne société”, à son statut privilégié. Il devient ainsi un relai de l’activité socioculturelle globale, un élément non dépourvu du sentiment naïf de son unicité du réseau distributeur de pouvoir, gestionnaire de gratifications narcissiques.

Derrière le masque de son individualité égotique, chacun peut participer dans une soumission librement consentie à une sereine et bien pensante hypnose collective. Bercé par les rituels quotidiens de passage entre les différents aspects de la vie, en phase avec ses contemporains en vertu des compatibilités conceptuelles, partageant avec eux les mêmes institutions rassurantes, baignant dans les mêmes préjugés et les mêmes présupposés, chacun est un tout le monde à lui tout seul.

Mais, cette espèce de bulle psychosociale n’est pas à l’abri d’accrocs aux entournures. Déjà on sent bien que la serviabilité n’est pas loin de la servilité, que la bienveillance n’est qu’à un degré de la condescendance paternaliste, que sous toutes les vertus encensées par les apologistes de la vie en commun et du consensus pacifique bouillonne l’irrationalité de l’instinct. À démentir son fondement animal, une telle bulle enivrée de spéculations, comme toute utopie idéaliste et dogmatique, risque l’éclatement.

On peut assister alors à un pénible éveil. Un monde s’écroule ou est renversé par des forces trop cyniques pour être constructives, mais pas assez destructrices pour faire table rase. Une imagination effrénée dévale les couloirs du labyrinthe évolutif. Dans une sorte d’emballement mimétique, l’hypnose à laissé place à la psychose collective, la “fausse conscience éclairée” à la vraie spontanéité émotive. Jusqu’à un nouvel apaisement. On retrouve ce genre de processus en paléontologie avec la théorie des équilibres ponctués, pour expliquer les ruptures de continuité au sein d’une évolution des espèces donnant au prime abord l’apparence d’une gradualité merveilleusement bien ordonnée (certains surenchérissent en ajoutant divinement ou providentiellement bien agencée). L’évolution présente au contraire des disjonctions abruptes, signalant le rôle créateur de l’absurde, de l’obscur, de l’irrationnel, de l’immaîtrisable dans la fondation de toute réalité.

L’histoire de l’humanité, et particulièrement le XXème siècle occidental, montre suffisamment combien notre intériorité peut être manipulée. Le besoin de valorisation, de se sentir légitime, de faire reconnaître sa propre importance, peut conduire les gens normaux d’un agréable conformisme à un maussade et acrimonieux suivisme, peut faire de chacun le plus avenant des convives comme le plus zélé des délateurs.

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