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L'absolu systématique
6 février 2018

Solution finalissime

On imagine mal une vie sociale sans le jeu des gratifications, depuis le banal geste de reconnaissance entre deux personnes, à la consécration impliquant une communauté entière. Dès sa naissance l’individu la recherche, d’abord sur fond de dépendance totale et d’amour inconditionnel ; mais l’environnement ne tarde pas à exercer sa pression civilisatrice, faisant évoluer les exigences de gratification vers des formes diversifiées, plus complexes puisque tendant à se détacher des besoins primaires. Comme étayée sur une satisfaction physiologique génétiquement déterminée, l’individu développe une addiction secondaire : en plus du droit à la vie, il revendique la reconnaissance toute particulière de sa participation au monde des êtres humains, à la communication et à la comédie humaine.

Un adulte convenablement intégré dans la société ne saurait se contenter des gratifications propres à l’enfance. Son statut le porte à rechercher des récompenses plus virtuelles et néanmoins très courues “promesses de bonheur”, des valorisations essentielles qui le conforteront dans l’estime de lui-même, le légitimant aux yeux de la communauté. Partant, il n’est plus seulement un spécimen porteur d’un génotype, il devient véhicule culturel. Consacré personne à part entière, il entre dans le jeu sérieux des opinions publiques et du discours ambiant, qui font et défont la réalité sociale d’un lieu et d’une époque. Dès lors, les enfantillages ne sont plus de mise, il faut à son narcissisme des symboles autrement plus forts pour valider son mérite.

De même que l’histoire économique nous montre une virtualisation progressive des moyens d’échange, depuis le troc primitif jusqu’au chèque et à la carte de crédit, de même la reconnaissance de la valeur humaine se multiplie en symboles, en rituels, en mises en scène de la distinction et du prestige, ces outils incontournables de la propagande et de la publicité.

Appartiennent également aux gratifications les diverses petites preuves d’affection ou d’estime qui s’échangent dans la vie de tous les jours entre bons voisins, collègues et parents, assurant en chacun le sentiment de sa propre importance. Certains y sont plus sensibles que d’autres. Parfois carrément “addicts”, ils prétendent pouvoir se passer d’humilité en effaçant toute trace de futilité, en gonflant leur importance pour se dire et se croire indispensables. On voit même à l’extrême apparaître de ces cultes de la personnalité, qui offrent d’admirables exemples d’arrogance et de vanité. Il est si tentant de s’identifier aux qualités et vertus qu’on nous attribue. Ici une jolie mannequin de mode promue canon de beauté se prend pour l’incarnation de la Grâce ; là un politicien, orateur émérite, avocat convainquant de mille causes populaires, pousse le goût de l’image jusqu’à s’instaurer lui-même incarnation de l’État.

Il s’agit là évidemment de cas exceptionnels d'inflation narcissique. D’ordinaire, il suffit à chacun d’être caressé dans le sens du poil, d’être admis dans le jeu social, de voir sa place et son rôle confirmés, dans la marge de manœuvre qui lui confère un sentiment de liberté et de justice, l’assurance d’être une personne, un sujet, l’acteur de sa vie. On sent bien la difficulté du bon sens commun que cela implique ; le paradoxe de l’individu collectif, de l’autonomie dans l’interdépendance, de la libre soumission. C’est peut-être là justement que réside le merveilleux de la nature humaine.

Les gratifications, ce sont aussi toutes ces petites victoires à l’échelle humaine sur l’entropie universelle, qui confortent en chacun l’idée que le combat contre l’inévitable dégradation liée au temps n’est pas perdu d’avance : la bonne vieille conviction platonicienne que ce qui nous échappe ou disparaît n’emporte pas l’essentiel.

La quête de l’absolu conjure alors le cortège des frustrations quotidiennes, et sauve le sens d’une existence vouée à une mort certaine. Mais cette aspiration, justifiant la poursuite des activités de tout un chacun, favorise également, on s’en doute, toutes sortes de manipulations religieuses ou idéologiques. Car maints experts en hypnose des foules ne se sont privés, ni ne se priveront jamais, d’employer des représentations eschatologiques puériles pour attiser la pulsion naturelle à la dominance. Sur ce terrain fertile en mesquineries se fondent les structures hiérarchiques et la discrimination.

En dépit des conflits et des zizanies qu’elles suscitent (pour ne pas dire guerres et génocides), on s’émerveille devant l’elenco de toutes ces mythologies trop humaines, grâce auxquelles on s’ingénie encore à exorciser l’absurde à coup de solution finale !

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