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L'absolu systématique
13 février 2018

La rationalité fusionnelle

Se mettre à la place de quelqu’un d’autre est un de ces jeux de l’imagination très utile en société, mais qui demande des années d’exercice avant de pouvoir s’affranchir de sa forme embryonnaire, l’état fusionnel où l’on ne différencie pas ses sentiments de ceux des autres. C’est sur cette indistinction originelle que se fonde le partage des émotions, ainsi que leur contagion dans les mouvements de foule et autres célébrations festives propres à consolider le lien social. Cette propriété de l’instinct grégaire, qui n’est pas l’exclusivité de l’espèce humaine, a été mise à profit pour cultiver la bonne entente, mais a été plus souvent qu’à son tour exploitée à des fins de décompensation collective, où l’effet de miroir auquel elle donne lieu souvent a le don de faire dégénérer les échanges en bataille rangée. À moins qu’un bouc émissaire providentiel ne soit disposé à jouer les souffre-douleur, auquel cas un modeste lynchage suffira à rasséréner pour un temps les humeurs.

C’est un impératif des relations interpersonnelles que d’attester de notre sollicitude, de notre bonne disposition à considérer avec le plus grand sérieux la position de nos interlocuteurs. Le savoir-vivre recommande à chaque participant d’un échange (même économique), de parvenir à une base commune sur laquelle établir une confiance minimale en une compréhension réciproque. Le moindre des égards pour autrui est de postuler qu’il a toute sa tête, et que ses interventions visent à transmettre un message que la connaissance de la langue seule ne permet pas de décoder. Il faut y adjoindre un accès au contexte et au savoir commun, entre autres sources d’informations, surtout lorsque des sous-entendus sont à soupçonner.

Mais tout ce versant intellectuel reste encore très insuffisant si le registre affectif ne se syntonise pas entre les individus : il est indispensable qu’ils soient “sur la même longueur d’onde” en ce qui concerne les réactions émotionnelles, autrement dit la hiérarchie des choses importantes, les priorités ordinaires, les affinités d’usage, le bon sens commun, tous éléments propres à un milieu culturel, et qui font qu’on appartient ou pas au même monde.

Il s’agit donc de se mettre d’accord sur la vision de la réalité la plus pertinente pour tous dans une situation donnée, étant entendu que nous partageons, à un niveau qui se détermine durant l’interaction, les mêmes valeurs, les mêmes ressorts intimes, les mêmes fibres, les mêmes goûts et dégoûts, les mêmes peurs et les mêmes joies, et s’il le faut, dans les cas où tout semble nous séparer, la même sensibilité animale. Un fauve et sa proie peuvent ne pas être d’accord sur celui à qui doit échoir le rôle de la victime, ils s’entendent très bien sur le plan de l’instinct de survie.

Assurément, la vie à l’état de nature exige bien moins de tergiversations, de chichi, de manière, en un mot de comédie. Le bon déroulement des procédures est garanti par l’expression du programme génétique. Les déviations incongrues sont punies par l’environnement. Il est rare que les mutations soient probantes. La nature tâtonne, mais ne passe pas pour autant du coq à l’âne. La même exigence d’équilibre entre conservation et nouveauté agit au niveau de la nature humaine, mais de façon plus subtile, plus élaborée. L’incongruité y devient indécence, la nécessité, morale.

En société, il est généralement de bon aloi de “tourner sept fois sa langue dans la bouche”, d’introduire une distance entre la partie en nous qui relaie nos émotions, et celle censée vérifier leur conformité avec les conventions. On a souvent beaucoup d’éloge pour le flegme et le sang-froid, mais on oublie aussi souvent qu’un tel état d’âme frôle le retrait émotionnel et indique une disposition certaine sinon à la cruauté, du moins à l’indifférence face aux difficultés de son prochain. Ce sont ces cas où le contraste entre les deux visages de la personnalité prend une ampleur surprenante, au point que les gens ordinaires oublieux du caractère universel du clivage, c’est-à-dire de la dualité humaine, classent les plus frappants parmi les monstruosités ignobles.

Or, cette dualité inhérente au statut d’être civilisé explique le côté laborieux et pénible de la communication au sein de notre espèce ; sa dilatation à ouvert le champ de la sémantique (le contenu) et de la sémiotique (la forme), tout en étendant le pouvoir du symbolique et du pragmatique (le cadre et le fond). Chaque versant de la communication s’émancipant peu à peu des autres, on assiste à une multiplication des messages paradoxaux, du quiproquo et du langage implicite. C’est l’avènement d’une société de la politesse hypocrite, du malentendu, des “doubles contraintes”, du « fais ce que je dis, pas ce que je fais ! », de la main droite qui ignore les mouvements de la main gauche, bref de la spontanéité dévoyée.

La conscience qui croit parler au nom de la personne entière, se surprend à laisser échapper un concert de dissonances. Il est difficile d’adopter des points de vue qui divergent, lorsqu’un engagement narcissique incite à la fidélité et à la cohérence. Surtout si les premières opinions nous ont été prêchées avec l’ardeur et la sévérité des sermonneurs, le doigt levé au ciel et le verbe fulminant. On le sait pourtant, les passions excessives sont autant de fers et de carcans. Face aux élans de la nature que la contradiction interne ne tourmente pas, la raison éprise de logique, elle, a bien de la peine à garder son intégrité.

Dès le départ de son éducation, l’individu est forcé de jongler entre ses deux natures, l’une fruste mais énergique, tirant sa force de son implacabilité, l’autre sophistiquée et délicate, exploitant les ficelles du prestige et de la prestance. L’une au diapason des “structures anthropologiques de l’imaginaire”, l’autre à l’écoute des modes et des manières. L’empathie, pour être achevée, se doit de jouer sur ces deux tableaux à la fois : éviter ici la compassion pathétique, là l’affectation compassée ; ici la tyrannie génétique des sentiments et des émotions brutes, là le désert affectif des convenances et des normes établies, apprises par cœur mais non de cœur.

Bien sûr, cette ambivalence est un jeu dangereux, il semble d’avance voué à la corruption, à la tractation, à la magouille. Mais, c’est également la seule stratégie qui mise sur l’indulgence et la pondération plutôt que sur la radicalité de solutions finales et expéditives. Ce que les êtres humains nomment sagesse ressemblerait énormément à de la duplicité ou à du machiavélisme des plus cynique si seule prévalait la lucidité et l’intelligence.

La faculté de détachement, d’émancipation, de décentration, et donc de prendre en compte plusieurs avis, se développe sur l’assise physiologique de l’attachement, sur l’assurance d’un noyau solide de la personnalité, une franchise autorisée et légitime, dont les âmes trop sensibles, parfois irritables et souvent abandonniques, implorent gauchement la reconduction dans les yeux des autres, redoutant le moindre indice d’une résiliation.

La réputation de la compassion me paraît surfaite : qu’y a-t-il de si charitable à ne pas souffrir la douleur d’autrui plus qu’il ne la souffre lui-même, ni de très altruiste à s’en plaindre au premier chef. On serait tenté de suspecter quelque manœuvre politique plus ou moins délibérée, à moins d’y voir une banale contagion mimétique, vestige des primitives communications animales où la participation de l’individu aux émotions collectives était de règle. Il n’est pas difficile de manifester de la compassion, quand on a gardé opérationnels nos anciens réflexes fusionnels. Plus rude, avouons-le, est la pratique de l’empathie lorsqu’elle fait appel à l’élaboration d’une “théorie de l’esprit” enrichie par l’expérience de l’intolérable. N’est-ce pas, Mesdames et Messieurs ?

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