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L'absolu systématique
13 février 2018

Exaltations mimétiques

Un groupe d’oies qui prend son envol, se met d’abord dans “l’ambiance du départ”. Leurs “cris de mise en train” se transforment en cris d’envol. Des mouvements de secouement de bec se transmettent dans le groupe. Une oie s’accroupit pour prendre son élan. Elle s’envole… ou ne s’envole pas. Ce processus de “montée de l’excitation” peut être interrompu à n’importe quel moment. « L’observateur initié peut savoir, d’après la vitesse de la montée de l’excitation, si l’oie s’envolera ou non. » C’est à peu près en ces termes qu’un éthologue célèbre1 décrivait ce phénomène de contagion participative dont la nature nous donne tant d’exemples, et qui s’associe sans conteste à cet instinct grégaire illustré par l’épisode rabelaisien des “moutons de Panurge”. Dans quelle mesure chacun de nous en est-il phylogénétiquement tributaire ? Question embarrassante pour les thuriféraires acharnés de la sacro-sainte liberté humaine.

Notons d’emblée que si le phénomène à toutes les propriétés d’un “mécanisme inné de déclenchement”, il n’a pas le fonctionnement d’un commutateur digital. La relation entre le signal (le rituel) et la mise en marche (l’envol) n’est pas immédiat, ni infaillible. Ceci dit pour calmer les susmentionnés adulateurs du libre arbitre, inquiets sans doute de voir s’évanouir leur principale source d’autosatisfaction, et du même coup les incontournables opportunités de se scandaliser impunément, à la grâce d’une catharsis générale sur quelque coupable désigné, de leurs propres fantasmes inavouables.

Si ces mouvements de foule impressionnent sous leur forme spontanément éruptive, ils peuvent prendre l’allure plus silencieuse, méthodiquement organisée des grandioses entreprises communautaires. À la furie éclatante peu faire suite une sourde violence institutionnalisée. L’euphorie délirante du peuple en liesse laisse place au ravissement hypnotique des gens ordinaires dans leur confortable anonymat embourgeoisé, encadrés par les garde-fous de leur sentiment de légitime mérite. Cela atteint parfois à la plus surprenante harmonie, un “code secret et compliqué, écrit nulle part, connu de personne, entendu par tous”2 semble guider par la main les membres dociles d’un placide organisme social.

De même que chez l’individu la décompensation psychotique d’un état confusionnel et instable se refroidit en délire mûrement ruminé, et d’autant plus imperméable aux ingérences psychiatriques, les crises sociales après avoir été endiguées consacrent l’avènement d’une nouvelle façon rationalisée de voir le monde.

Lorsque gronde l’insatisfaction, se forme une image d’appétence qui oriente nos investigations dans l’opacité de nos désirs comme un vague portrait-robot de ce que l’on cherche sans savoir de quoi il s’agit exactement. C’est pourquoi l’émerveillement est toujours au rendez-vous lorsqu’une étrange coïncidence, une sorte d’affinité élective, met sur notre route l’objet jusque -là obscur de nos aspirations.

Un indéfinissable soulagement récompense toute découverte de solution, et c’est sur cette promesse de gratification bienfaisante que comptent les séducteurs et les manipulateurs de tous poils pour asseoir leur charisme en proposant leur remède miracle. Il n’y a dans l’absolu que peu de différence entre un médecin et un charlatan, tous deux usent du prestige du statut qu’on leur confère. Mais les seconds se démarquent par un penchant plus prononcé pour la subjectivité ; ils s’approprient sans ambages le champ du psychosomatique, et appliquent de préférence la (ceci dit en passant très estimable) méthode Coué. C’est une question d’exigence ou de facilité ; de discipline qu’on applaudit ou de talent qu’on vénère. La morale est la même, c’est celle qui aboutit à une Efficace (cf. mon modeste et néanmoins vertigineux essai La morale de l’Efficace).

Le plus fascinant dans cette affaire, c’est que l’intervention ou la présence d’autrui n’est pas indispensable au déclenchement du processus. La quête du “symbole salvateur” peut très bien se poursuivre dans l’intimité d’une existence introvertie. Mais sans l’apport extérieur de représentations, de repères, de paradigmes, de modèles, etc.… de tout ce qui foisonne d’ordinaire dans une culture en sobre ébullition, l’imagination peine à recueillir en bouquets les fleurs de ses furieuses associations libres qui s’amplifient en revanche dans la magie des coïncidences significatives. Un « eurêka ! » ne serait-il jamais que l’expérience individuelle d’une exaltation mimétique ? L’éruption ponctuelle d’un magma en constante évolution sous-jacente ? Question insolemment rhétorique...

1 Konrad Lorenz, L’envers du miroir.

2 Une expression à la mode chez les systémiciens, attribuée à Edward Sapir.

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