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L'absolu systématique
13 février 2018

Le désattachement

On néglige souvent l’importance de l’attachement dans les relations humaines. On préfère des concepts plus maniables comme l’amour, la haine et la panoplie des sentiments. La raison en est que si l’on peut opposer la sympathie et l’antipathie sans détruire la relation (la haine ordinaire est relativement vivable), il est moins facile d’imaginer le manque total d’empathie. Le détachement peut même apparaître comme un défaut fondamental d’humanité. Celui qui ne ressent ni inclination ni aversion s’assimile presque à un monstre cynique ou un schizophrène irrécupérable.

On aimerait, en définitive, que l’attachement soit une donnée évidente de la nature. Or, à sa naissance l’individu est pour le moins “flou”, son identité une page encore vierge, son schéma corporel fantomatique et ce qu’on appelle “moi” n’existe que dans la tête de ses parents. Les limites de son monde brillent par leur inconsistance ; l’intérieur et l’extérieur échangent allègrement leur rôle. Rien, ou si peu, ne présente quelque signe de stabilité. Connaître de pareilles conditions plongerait, convenons-en, un adulte normal dans la pire des confusions ; c’est d’ailleurs à l’asile qu’on le conduit éventuellement. Mais une souplesse particulière permet au nourrisson, quant à lui, de s’en accommoder. La dépendance et l’impuissance n’en sont pas moins pratiquement totales.

C’est ce qui apparaît du moins aux yeux des adultes attendris. Par chance le nouveau-né ne partage pas leur objectivité. Il traverse plutôt le temps du “nirvana” ; il suit sans vraiment se poser de questions (certains lui en prêteraient, mais de quelle sorte ?) ce principe basique où toute tension appelle sa décharge. Il se conduit, somme toute, comme un sociopathe confirmé, sans avoir les moyens de ses passages à l’acte. On préfère voir en lui l’incarnation de l’innocence, mais en réalité qu’il choisisse la voie de la sociabilité demeure le vrai mystère.

S’il se résout néanmoins à abandonner peu à peu son égocentrisme primaire, c’est sans doute qu’il y est invité. Qu’une malformation (d’origine génétique, par exemple) le rende sourd à cette invitation, ou que celle-ci prenne la forme trop indigeste d’une sommation, on peut alors s’attendre aux troubles abandonniques les plus divers. Mais le plus souvent l’enfant se laisse entraîner dans le jeu de miroir de l’affection.

Il s’agit, on le voit, d’une question de survie, encore plus pressante que, par exemple, pour les canetons soumis au phénomène de l’empreinte. Car, eux, sont rapidement capables, sinon d’accéder à l’autonomie complète, du moins de se mouvoir par eux-mêmes. Ici réside peut-être la distinction avec l’attachement, où l’ardeur avec laquelle les parents projettent leur imaginaire les persuade en même temps de se consacrer avec une singulière exclusive à leur rejeton. Or, de l’exclusivité peut également naître l’exclusion.

On reste pensivement admiratif devant la façon avec laquelle une curieuse “folie maternelle” instaure un improbable dialogue jalonné d’onomatopées loufoques, de mimiques extravagantes et de papouilles à profusion. Sans cette propension spontanée, plus ou moins gravement ruinée dans l’angoisse post-partum (qui peut aller jusqu’à l’infanticide), la mère ne saurait communiquer au nouveau venu la confiance foncière sur laquelle il basera dans le futur son rapport au monde. Ne lui faut-il pas au moins ce fond rassurant pour oser s’engager dans ce qui aurait, autrement, tout l’air d’un traquenard ? Ne risque-t-il pas, sans cela, de nourrir une insoutenable impression de mascarade, qui fleurira en “démence précoce” ou en abdiction1 le jour où il lui faudra affronter la vie active ? On comprend que la mère soit la première désignée, la première à culpabiliser, la première terrorisée à l’idée que les choses aillent de travers.

Evidemment, son rôle peut très bien être tenu par un substitut qui ferait montre des qualités requises. D’ailleurs, l’attachement a vocation à s’étendre de proche en proche à un entourage croissant, et présenter les diverses tournures entre la passion et la froideur, mais loin du retranchement qui engloutit tout sentiment et condamne à une insurmontable sidération.

La béatitude contemplative sied sans doute à un bouddha, mais bien peu au citoyen ordinaire et encore moins à notre dentiste. On attend d’eux une maîtrise naturelle des nerfs, mais non une sublime indifférence. L’attachement signe notre appartenance et notre identité, tandis que la honte nous rappelle à notre aliénation. Les liens ne se créent pas dans la solitude, et la solitude ne se tolère pas sans liens.

1 Néologisme rencontré dans La malchance sociale de Pierre Mannoni, qui indiquerait une sorte d’abdication pathologique (addictive) face aux difficultés.

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