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L'absolu systématique

13 février 2018

Le sens-mème de l’absolu

Traditionnellement, le sens de l’absolu est conçu comme le fruit d’une intuition, d’un insight qui s’impose à nous, comme une conviction ou une certitude en dehors de toute question d’effort ou de mérite. On peut y voir un phénomène de recadrage, comme dans les initiations, ces sortes de transitions de statut où une connaissance toute neuve nous est soudainement révélée. La révélation de l’absolu s’accompagne volontiers d’une résolution des contradictions et autres paradoxes affolants qui jalonnent l’existence, de ces conflits intérieurs lancinants, pour ne pas dire pathogènes. Cela peut correspondre à l’acquisition d’une sorte de “méta-point de vue” élargissant les horizons et les idées ; sous cet aspect, cela se reconnaît également dans le concept plus ou moins laïque d’humanisme ou même de “principe anthropique”.

Une façon apparemment simple de considérer l’absolu consiste à le rechercher au fond de soi-même, à tenter de s’atteindre, de se « saisir sans intermédiaire1 ». Cela impliquerait un examen au vitriol de la conscience dans l’espoir de la débarrasser au possible de ses préjugés et présuppositions, sans toutefois trop toucher — et on sent bien où réside la difficulté — au noyau chatouilleux de l’identité, à son fond transcendantal. Autrement dit : en se ménageant une confiance foncière et invincible.

Singulièrement, cette foi, cette sorte de religiosité profane et naturelle, pose d’emblée problème. Elle semble indispensable à la vie ordinaire, à la poursuite des objectifs les plus triviaux, aux échanges verbaux et commerciaux de tous les jours, comme le prouvent les cas où elle fait défaut (que l’on pense à l’autisme et à ces comportements de retrait social, parfois définitif ). Dans le même temps, elle semble tenir du pari, d’une conviction irrationnelle, injustifiable. Pari vertigineux qui libère l’imaginaire du prophète élucubrateur, du magistrat imbu de lui-même ou de la commère péroreuse. C’est d’ailleurs contre cette centralité, cet égocentrisme normal et normatif généralement inoffensif, que par un effort copernicien sans cesse renouvelé nos savants s’ingénient à faire avancer la science, et chacun de nous notre humble altruisme.

Mais, l’absolu peut-il faire l’objet d’un calcul d’utilité ? On se reprocherait un cynisme qui récuse l’idéal ; or, il semble bien qu’on ait besoin de quelque conviction intérieur pour pallier le nihilisme autodestructeur de l’incorrigible sceptique, de l’anarchiste sans foi ni loi, finalement tout aussi absolutiste, en particulier quand on touche à la morale.

En revanche, on pourrait plus délicatement considérer la morale et ses principes (que spontanément l’on souhaiterait inconditionnels) comme un calcul d’utilité dont les axiomes demeureraient largement inconscients, assimilables à des automatismes socio-culturellement acquis dès la petite enfance ; cela expliquerait l’enracinement émotif des valeurs en même temps que leur nécessité apparente.

Le côté inconditionnel de certaines prohibitions et obligations morales familières, qui est à rapprocher du côté “sans effort ni mérite” de l’accès à l’absolu (comme dans l’expérience de l’eurêka ou dans celle de la conversion religieuse) évoque irrésistiblement une vision du monde tissée d’évidences dites “naturelles” (à juste titre puisque naturellement acquises au long de notre immersion dans notre propre société). Cela évoque un ordre nécessaire mais sous-jacent, implicite, qui varie le plus souvent imperceptiblement (sauf au cours de certaines transitions particulières) selon les époques, les cultures et l’âge des individus.

Par sa préoccupation pour son action particulière (plutôt que pour ses conséquences utilitaires) l’amateur d’absolu semble inévitablement, comme par une seconde nature, porté à s’exprimer dogmatiquement, terminant dans le ton, si ce n’est dans la forme, ses phrases le plus souvent avec des « cela va de soi » ; or, cette seconde nature n’est-elle pas le lot de tout être civilisé ? Cette tendance aux présuppositions n’est-elle pas inscrite dans le langage même que l’homme de la rue emploie pour décrire le monde ?

Elle trahit en tout cas un ensemble de critères, une grille de lecture subjective qu’un idéaliste fervent, religieux ou laïque, prend l’habitude de traiter comme objective. Cette grille est assurément plus rassurante lorsqu’elle maintient sa continuité dans le temps, et qu’elle paraît expliquer pratiquement la totalité de l’univers. L’aspiration à la certitude et à la sérénité (la béatitude ?) n’est-elle pas légitime ? Elle semble pour le moins un moteur indispensable à nos activités si terrestres. Mais faut-il, pour favoriser la bonne entente avec le monde, résister à toute clairvoyance ? La quête doit-elle se terminer dès la première conquête ? L’étude et l’analyse être abandonnées s’il s’avère qu’une conclusion définitive est illusoire ?

Il semblerait à ce point qu’une attitude raisonnable se base sur une rationalité sentie, davantage que sur les démonstrations : une sorte de marqueur somatique2, une petite voix intérieure arrêterait le processus décisionnel, sans quoi l’on sombrerait dans une frénétique impuissance. Nous nous voyons donc acculés à nous fier à l’intuition et au bon sens commun, mais pour un temps seulement : le moment de la concertation et de la prise de décision, celui de l’embrayage sur le réel et l’efficace. L’instant de l’exécution.

Il semble, en conséquence, indiscutable qu’un fond d’absolu devrait être posé sur quoi rebondir dans le monde concret du quotidien. C’est un jeu de bilboquet dont seuls un saint anachorète, un poète maudit ou un savant fou oseraient transgresser les règles, tandis que chacun ayant décemment les pieds sur terre et la tête sur les épaules les applique avec plus ou moins de précaution ou de témérité tout le temps de son exploration existentielle, depuis sa plus tendre enfance (et sans doute même avant…).

Mais alors, a-t-on vraiment le choix ? Cela soulève tout un questionnaire plutôt troublant. Ainsi, fait-on exprès de se conduire sagement et de raison garder ? À l’ opposé, le fou s’abandonne-t-il délibérément à son délire ? L’obsessionnel se raccroche-t-il de plein gré à ses embarrassantes compulsions ? Le génie est-il réellement responsable de ses trouvailles et l’original de ses extravagances ? Et que penser d’un don Quichotte et de sa quête à la fois si poignante et si dérisoire ?

Nous sommes confrontés à deux formes d’absolu : celle qui opère en coulisse, qui tire les ficelles, comme un ferment de la vie ordinaire, et celle qui se révèle de manière éclatante, donnant lieu ici à une révolution douloureuse, là à une révélation sidérante. Cela suggère un dualisme, à la limite d’un manichéisme préoccupant qui verrait dans l’absolu du commun des mortels un leurre abominable, un principe d’imperfection et d’aveuglement, si ce n’est de fieffé mensonge et de mauvaise foi crasse, auquel s’opposerait vaillamment le principe salvateur d’une clairvoyance élective, un “état de grâce”.

Les plus modérés imaginent un dualisme où le même absolu apparaît sous les deux visages, le vrai et le masqué, de la catastrophe et de la continuité, par analogie avec la matière, ses états et ses “transitions de phases”. Pensons, pour nous y aider, au passage de l’état liquide à l’état solide, par exemple.

En filant la métaphore matérialiste jusqu’à la cosmologie moderne, on rencontre la scène abstraite et presque tragicomique d’un univers victime dès sa naissance de hoquets alarmants, de déséquilibres suivis de rééquilibrations dramatiques, un univers cyclothymique alternant les phases de surfusion à la monotonie trompeuse et d’inflation galopante (dont le Big Bang ne serait d’ailleurs qu’une péripétie inaugurale).

Les astrophysiciens s’accordent à nous expliquer que si l’univers avait eu le temps de suivre méticuleusement à la lettre et à la virgule près les lois propres qu’il a tout l’air de s’être édictées, il n’aurait pas passé avec un tel bonheur le cap de la seconde. Si la matière, énoncent-ils, n’avait pas connu de soubresauts, elle aurait sagement terminé sa transmutation sans complication, donc sans diversité et sans les niveaux de complexité qu’on lui connaît aujourd’hui. Le monde ne connaîtrait qu’un unique et intemporel déluge ferrugineux3.

Cette métaphore audacieusement (pompeusement) cosmo-anthropomorphique a un goût de fantasmagorie indigeste. Il n’en demeure pas moins qu’elle s’ajuste fort joliment à des niveaux d’organisations très différents. Les transitions de phases se retrouvent dans maintes situations où une qualité toute neuve et imprévisible sur la base des éléments disponibles (le tout est davantage que l’ensemble de ses parties !) émerge inopinément. On pense pêle-mêle à l’émergence de la vie, celle de la conscience, aux révolutions scientifiques ou culturelles, plus modestement à l’entrée dans l’âge adulte ou quelqu’autre initiation, bref, les divers et variés rites de passage, du baptême à l’enterrement, du petit apéritif au pousse-café, des préliminaires de l’amour à ceux de l’endormissement…

C’est aussi la vieille question de ce qui subsiste pour que quoi que ce soit puisse évoluer sans disparaître purement et simplement ; c’est encore la notion de permanence qui, soit dit en passant, ne s’acquiert chez le nouveau-né qu’après quelques semaines de relations soutenues avec son premier objet d’attachement et de gratifications (ces médailles encourageantes), dont il retire le formidable cadeau d’une énigmatique raison d’être.

De quelque façon que ce soit, relativisme et subjectivité générales n’empêchent pas l’assurance d’une vérité absolue. Mais qu’on la place dans l’individu, elle risque aussitôt de se muer en solipsisme soliloquant, virer à l’autisme paranoïde, enfermer finalement son partisan dans un enfer de solitude. Un risque auquel la philosophie populaire se résigne avec un bémol : « Mieux vaut seul que mal accompagné ! ». En revanche, si l’on est prêt à admettre que l’individu ne saurait se réaliser en dehors d’une socialisation adéquate (ou d’une adéquation sociale, comme on voudra), il s’ensuit que la vérité absolue ne peut être placée que dans la saine coopération au bien commun.

Idéalement ces deux points de vue, celui qui se concentre sur l’individu et celui qui regarde le plus grand nombre, devraient s’unifier dans la perspective d’un destin partagé. Mais un conflit endémique éclate périodiquement entre l’individu et la société, lorsque les revendications libertaires du premier s’opposent à l’oppression uniformisant de cette dernière. Dans ces conditions, le monde s’aigrit : dans la société “caillée” se forment des grumeaux sectaires, on s’accuse les uns les autres d’exploitation et d’abus réciproques. La lutte des classes n’est jamais finie.

Nul ne conteste décemment que le désir de se sentir utile, important, estimable, honorable, bel et beau, vierge et avenante, que le sentiment du devoir accompli, d’avoir été à la hauteur des expectatives, en un mot le sens du “mérite” (justifié ou non), soit un ingrédient de premier ordre dans ce qui motive tout un chacun à jouer le jeu de la vie en société.

Dans un monde sans gratifications l’être humain se détournerait de la vie dès le berceau, se laisserait dès l’adolescence tenter par la délinquance ou l’assistanat overdosé et s’il parvenait après tout à l’âge adulte sans abdiquer dans quelque psychose, il se lèverait le matin du mauvais pied, découragé au démarrage, pour mener une vie dénuée d’enthousiasme, désenchantée, une triste vie de mort-vivant. Nul n’est spontanément disposé à tomber dans le piège du chantage affectif, mais comment éviter cette épée de Damoclès ?

Cet idéal si cher au cœur des hommes joue le même rôle qu’un phare et peut conduire aux mêmes tragédies lorsque l’état de perfection est confondu avec le processus de perfectionnement. Si ce dernier autorise les errements, le premier interdit tout ce qui n’est pas en conformité. Le phare se transforme aussitôt en attrape-mouches pour une foule fanatisée de maniaques obsessionnels. La psychose collective peut s’installer avec l’aisance d’une autosatisfaction généralisée, tandis qu’une sorte de “peste émotionnelle” obscurcira la raison en pétrifiant les consciences.

Mais on s’insurge à l’idée que l’absolu puisse prendre les traits de la dictature. C’est ce qui arrive pourtant lorsqu’une pensée unique et bornée lui attribue une réalité qui ne lui appartient pas, lorsque la carte est confondue avec le territoire, lorsque le chien regarde le doigt du maître plutôt que ce qu’il est censé indiquer.

Si l’absolu est un idéal, il ne réside manifestement pas en ce monde ! Dès lors, qu’est-ce qui justifie de se prosterner ou de se mettre au garde-à-vous devant ses représentations éphémères ? Il s’agit, pour le moins, de ne pas congédier notre sens critique, quand même et surtout lorsque nos convictions se parent d’une aura de pure et simple évidence. Car, à peine la nature semble-t-elle avoir dit son dernier mot qu’elle se hâte de nous prouver le contraire.

On en arrive à penser que s’il y a une magie enchanteresse du monde, elle ne se trouve pas plus dans la splendeur des idoles que dans leur crépuscule. Elle s’éprouve à la faculté providentielle, dont la nature nous laisse à chaque instant la grâce de disposer, d’ouvrir toujours un peu plus cet “esprit” qui, aux dernières nouvelles, est le nôtre. Même si la finalité de tout cela nous échappe encore et peut-être à jamais.

Il est pénible d’admettre que l’enfer soit pavé de bonnes intentions : quel fut le levier de l’Inquisition, qu’est-ce qui commanda l’adoption de la Terreur, où donc la “peste brune” trouva-t-elle sa légitimité, comment un tortionnaire parvient-il à garder sa conscience intacte, pourquoi se soumet-on si aisément à l’autorité ? Tant d’occasions de s’offusquer. Mais l’indignation vertueuse a-t-elle jamais réellement contribué à réformer la nature humaine ? On constate, au contraire, le plus souvent un effet de miroir, un mimétisme infantile débouchant sur des révoltes stériles au seul motif de soulagement.

Misère morale et “frustration relative” (ce fruit de la comparaison sociale qui fait d’un moins riche un malheureux dans son opulence) règnent-elles au point que les seules “satisfactions substitutives”, les pauvres “bénéfices secondaires” encore disponibles, ne puissent se trouver ailleurs que dans les gesticulations ostentatoires et anonymes de la vindicte populaire ou dans les formes réactualisées du lynchage, qui prolifèrent de façon plus ou moins tacite sous le verni démocratique d’une société policée ?

Sommes-nous réduits à assister impuissants ou complaisants à la multiplication des boucs émissaires et des brebis galeuses, dans une atmosphère d’irresponsabilité générale ? Petits pions bêlant au tribunal des vérités. Il n’y a là rien de nouveau : de tous temps, le citoyen lambda a exigé sa dose journalière de sanctions spectaculaires et paternalistes, pour célébrer “l’avantage d’être lui-même” 4et se conforter dans ses principes grégaires.

On se résout dès lors presque naturellement à reconnaître les vertus de l’attitude créative ou récréative de la sublimation. La retraite qu’elles imposent n’est pas le retrait anesthésique du sociopathe ou de l’autiste, mais le premier moment d’un mouvement alternatif qui défie la loi de l’entropie universelle. Ce serait plutôt l’inspiration, enfin : le souffle. Respirons donc posément ! Humons le fond de l’air du temps !... Combattons tant que faire se peut l’apnée et l’hyperventilation !  Restons zen, les amis ! Mais, encore une fois, a-t-on bien le choix ?

1 Selon les termes tirés du discours de Sartre L’existentialisme est un humanisme.

2 Référence à L’erreur de Descartes de Damasio

3 Je renvoie le lecteur intéressé par plus de précision aux ouvrages de Hubert Reeves, Oiseaux, merveilleux oiseaux et La Première Seconde.

4 L’expression est de Peter Sloterdijk

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13 février 2018

Poussière de continu

Rien de tel pour s’empêtrer dans les contradictions que d’aborder le thème du continu et du discontinu. Cela fait penser à la dualité de la lumière qui se présente soit sous forme d’onde, soit sous aspect corpusculaire. Cela ranime l’antique controverse entre les tenants d’une substance au-delà des apparences, et les partisans d’un monde en éternel changement ; entre les déterministes purs et les théoriciens du chaos. On se demande si leur seule divergence ne tient pas à une question de goût. Peut-être tout se présente-t-il en continuité ou en discontinuité selon l’humeur du moment.

Quoiqu’il en soit, il faut bien admettre que sans l’idée de la permanence d’une substance, il n’y aurait pas moyen d’attacher à quoi que ce soit une quelconque apparence. Cette façon d’attribuer des qualités, de qualifier ce qui nous entoure s’appelle naturalisation : ce qui était accidentel en devient naturel, ce qui ne faisait que passer se fait naturaliser. Par la magie de la consécration sociale, une simple description fondée sur des a priori, une innocente préconception catégorique, se concrétise effectivement.

Il est évident que lorsque l’attribut s’adjuge le statut d’essence, des difficultés vont surgir, puisqu’il s’agira d’expliquer sa prévisible altération avec le temps. En psychologie sociale, par exemple, cela peut donner lieu à de véritables impostures ; l’affiche, pour ainsi dire, s’identifiant complètement avec le tableau d’affichage, le faux dévot perçant sous le tartuffe. Paradoxe du vrai faussaire (ou du vrai faux air ?) qui se trompe et se déçoit lui-même.

Certains préconisent de garder constamment à l’esprit que nos évaluations ne concernent pas une personnalité immuable, qu’un mister Hide peut à tout instant apparaître derrière un docteur Jeckyll, en somme que l’habit ne fait pas le moine, mais ce serait, avouons le, particulièrement invivable. Tout comme il s’avère dans la pratique inapproprié d’appliquer la théorie quantique à nos activités de tous les jours, on veut bien laisser que les contraires se rejoignent occasionnellement, pour pimenter les récréations, mais il paraîtrait totalement inconvenant qu’ils abandonnent leur opposition logique et formelle, en laquelle nous plaçons tout notre crédit, et s’amusent à enfreindre en toute impunité la sacro-sainte règle du tiers exclu. C’est ainsi que tant de personnes bien intentionnées s’évertuent à appliquer un raisonnement soi-disant mathématique à ce qui relève de la morale ou du bon goût.

Il est certain que le point de vue de la continuité favorise le retour du même, la conservation des espèces et des formes. Il contribue cependant également à entretenir l’état de fusion originel, où l’esprit ne veut pas affronter l’émergence d’une identité supérieure, à l’aise au défilé des masques et politesses, instruite de son statut de libre interprète sur la scène mondaine.

On comprend ce que peut avoir d’horripilant une telle attitude bornée qui réduit les êtres à des acteurs prisonniers de leur rôle, qui disqualifie leur capacité légitime à s’en émanciper quand même ce serait pour en épouser un autre encore plus tyrannique. On compatit au spectacle du handicapé confirmé dans son stigmate par le regard des autres. On aimerait secouer le dépressif, calmer d’une gifle bien sentie l’hystérique désobligeant, chapitrer vertement l’abandonnique mal embouché, infliger au pervers des sévices dont il se souviendra. Ce serait, cela va sans dire, entrer de plain-pied dans le cercle vicieux qui les voue à l’enfermement dans un monde unidimensionnel et fataliste.

Aussi le jongleur, l’acrobate et le funambule reçoivent-ils nos plus fervents applaudissements, surtout depuis qu’une célèbre parabole nous conforte dans la conviction qu’ils le méritent, et à travers eux tous ceux qui savent faire fructifier leurs talents1. Il est ainsi plus facile d’accepter notre finitude, ce corset biologique qui nous paraît parfois si détestablement restrictif.

Que serait à nos yeux cette minuscule fourmi pensante, ce corpuscule d’humanité, fondu dans l’onde cosmique du continuum spatio-temporel, s’il n’impressionnait pas par sa faculté de rebondir en longueurs et en fréquences pour délivrer mille messages profonds ou divertissants. Un minimum de cohérence sera exigé, un fil conducteur vivement recommandé, quelque espèce de suite dans les idées, une référence, une mémoire. Mais, peu importe qu’il soit sérieux ou comique, pourvu que le discours ne prenne pas cet air pontifiant qui annonce la dictature, le dogme, la mort vivante.

1 La parabole des talents est un must de la pensée occidentale, où il paraît proprement scandaleux de ne pas s’épanouir sagement en célébrant les bienfaits de la croissance.

13 février 2018

La conscience-mème

Tout porte à croire que ce que l’on nomme conscience est le résultat intermittent et papillonnant d’un processus d’interprétation qui, s’appuyant sur des facultés inconscientes pour résoudre les problèmes, se pose en acteur partie prenante dans sa mise en scène de la réalité. Étant l’héritière des profondeurs de l’imaginaire, il lui semble incongru de ne pas être également la porteuse de ses plus louables intentions. Mais dans le même temps, il lui faut bien s’avouer qu’elle n’est pas maître(sse) de tous les aspects du jeu de la communication. En particulier, le côté non verbal lui échappe souvent. C’est sans doute le prix à payer pour s’assurer d’une paradoxale spontanéité.

À partir du moment où un centre de la cohérence interne est parvenu à s’imposer comme porte-parole de la personnalité, il a commencé à s’entourer d’artifices théoriques, de mécanismes de défense pour les psychanalystes, pour maintenir une relative stabilité. Ce locus of control, diront les psychosociologues, fonctionne comme une interface entre un déterminisme biologique où s’enracinent les structures anthropologiques de l’imaginaire individuel, et le foisonnement des représentations sociales. C’est là que la conscience rencontre sa fidèle mais parfois insupportable compagne, la morale.

Notre si valorisée bonne volonté n’est que le fruit de ces calculs intérieurs de priorité, où les représentations fournies par notre milieu sont sans cesse confrontées à nos sentiments profonds de plaisir ou de regret ; ces sortes de marqueurs somatiques développés par l’éducation. Cela peut aussi bien aboutir au refus de coopérer, prendre même la forme du cynisme, ou au contraire du suivisme. On imagine difficilement la conscience du soldat sur le front, ou du jeune kamikaze, celle du tortionnaire ou du criminel nazi… Comment peut-on côtoyer jour après jour sans nausée un camps de concentration ? Comment peut-on arborer fièrement un symbole du totalitarisme ou du fanatisme religieux ? Ce sont pourtant bien là des évolutions possibles d’une conscience qui n’en aura jamais fini de s’examiner.

Du reste, au temps des barbares, on ne s’encombrait pas de tant de chichi. Les couches supérieures de la pensée ne peaufinaient que les automatismes du combat et de la retraite. Mais les délices et les entraves de la civilisation n’ont pas manqué de rattraper les innocents aux mœurs sauvages pour les faire plonger dans les modernes affres de la culpabilité. Ainsi des strates de scrupules se sont-ils accumulés dans la conscience contemporaine, éclipsant peu à peu les principes premiers de nos comportements, ces émotions primaires qui émaillaient de leurs traumatismes les tendres années d’une enfance si vite assagie.

Incertain de ses motivations profondes, l’individu n’est pas plus responsable de sa gestualité immédiate. Des expériences en laboratoire ont montré que la conscience se leurre en s’imaginant être à l’origine des mouvements volontaires instantanés. Il est admirable, dans ces conditions, qu’une sensation de contrôle se conserve envers et malgré tout. À l’image d’un inspecteur des travaux finis, notre si chère conscience mandatée par une morale enracinée dans notre éducation (elle lui souffle ses plus anciennes directives), ne fait que vérifier l’inventaire, constater les dégâts en laissant s’élever la réprobation, ou vérifier le bon état des lieux dans la satisfaction générale.

Mais le concierge ne peut pas être en même temps à tous les étages. Son cahier des charges lui prescrit et autorise l’accès à quelques niveaux seulement de son édifice existentiel. Il lui est instamment déconseillé de se complaire dans l’ordinaire, mais paradoxalement on l’enjoint également de ne pas trop s’aventurer dans les catacombes de sa nature bestiale, ni de s’élever inconsidérément jusqu’aux plus hautes sphères de la métaphysique à en perdre toute gravité.

Telle est la conscience qui bichonne le calibrage de ses habitudes les mieux ancrées, ses masques et costumes, ses modes et routines, ses recettes, ses rituels, ses régimes, ses conceptions et ses méthodes, tous cueillis au hasard de son pèlerinage culturel, et qui s’exhibent quand l’occasion sociale s’en présente. Son jardin intérieur est composé de toutes ces plantes abstraites qui s’épanouissent selon les métiers et les loisirs ; qui se réalisent comme des phénotypes prothétiques (à l’instar des toiles d’araignée et des barrages de castor) en tous ces chefs d’œuvre et artefacts de l’humanité.

En sociologie, on les appelle ici ou là culturèmes, ou, pour souligner leur rapport avec un fond génétique, culturgènes, ou encore, peut-être pour en marquer leur émancipation, mèmes. On veut entendre par là que la réplication et la diffusion des idées semble être la caractéristique naturelle de l’être humain, dans la continuité du mimétisme animal. Ce concept est malheureusement trop vague pour rencontrer un franc succès dans sa vulgarisation. Il n’en représente pas moins un nouvel élan pour élever notre niveau de conscience au-dessus de notre mesquine centralité ; d’apprécier la diversité culturelle comme on s’émerveille devant celle des espèces.

13 février 2018

Syndrome d’émergence

Qu’est-ce qui, sur notre planète, a persuadé la matière inerte de se doter tout soudain d’une âme conquérante et d’enfreindre sans rien demander aux physiciens le diktat de l’entropie ? Comment, où et surtout pourquoi c’est-à-dire au nom de quel dieu qui n’existe pas ! la vie (avec un grand V implicite) trouve-t-elle l’audace de poindre le bout de ses pseudopodes dans les coinsles plus inhospitaliers du globe ? Les savants seront-ils à terme en mesure de reproduire les étapes de son apparition ? Voilà des questions qui les incommodent. Ils vous renvoient avec la mansuétude des gens pratiques aux dissertations des philosophes et s’en retournent à leurs modestes expérimentations, gardant secret l’espoir de lever un jour le voile sur la continuité entre chimie et biologie. Tout comme d’autres rêvent de découvrir le chaînon manquant entre l’animal et l’homme. En attendant, on se satisfera du concept d’émergence.

En réalité, beaucoup sont d’avis que l’irruption soudaine de propriétés nouvelles est une constante du passage à des niveaux supérieurs d’intégration, et ceci à partir des échelons les plus élémentaires de la matière. Des catastrophes successives viennent sanctionner la naissance des différents étages de la “pyramide de la complexité”, comme pour rappeler périodiquement l’attachement de l’univers à un obscur principe de finalité, et par la même occasion brouiller les cartes du hasard et de la nécessité.

On pourrait se demander néanmoins jusqu’à quel point les ruptures de continuité ne sont pas une amplification exagérée du point de vue héraclitéen au détriment de celui de Parménide qui, lui, était insensible aux changements. Polémique vieille comme le néocortex et l’émergence de ses propriétés associatives. Aussi il serait tentant de coupler les deux optiques sous l’égide d’un méta-point de vue. Mais celui-ci semble vouloir obstinément nous échapper comme si un élément impalpable manquait pour lier la sauce.

Le tout est davantage que l’ensemble de ses parties.” Tel est l’adage qui se veut l’explication de ce phénomène qui par la magie d’une coïncidence indéfinissable transforme un amas hétéroclite en structure organisée, un tas d’atomes en molécules qui à leur tour se proposent de partager le même destin en constituant des cellules, lesquelles ont la bonne idée de mettre en commun leur bagage génétique pour composer des tissus et des organes aux fonctions les plus diverses, dont la synergie accouchera d’un nouveau-né appelé à jouer un jour, en tant qu’individu autonome, un rôle à part entière, aussi modeste soit-il, dans la grande famille humaine.

Nous avons sans doute brûlé des étapes, mais au fil de cette récapitulation les grandes lignes d’une finalité apparaissent clairement sans cesse ponctuées et soulignées par des phénomènes d’émergence qui, nous le savons bien participent amplement d’une vue de l’esprit, mais quand même…

Ce qui ne laisse pas de surprendre, c’est la fréquence avec laquelle on trouve des précurseurs à l’avènement d’une nouveauté. Quantité de modestes marches précèdent les paliers de l’évolution dans l’escalier du temps. Des signes avant-coureurs, des tentatives avortées, des embryons d’avenir, des sortes de répétitions générales annonçant une montée en puissance de quelque volonté farouche qui pécherait seulement par précipitation, semblent valider le dicton « chaque chose en son temps ». L’émergence est le fruit d’une simplification du compliqué, qui se passe de la réduction simpliste et triviale ; c’est sa transformation en complexité.

Combien de découvertes et d’inventions ont dû attendre la bonne conjoncture temporelle ? Tant de visionnaires mal récompensés de leurs géniales intuitions ! L’univers demande à ce qu’on le laisse mener son striptease à sa guise. On ne force pas les tâtonnements de la nature. C’est en tout cas ce qui transparaît de l’aventure de l’aviation par exemple, depuis le mythe d’Icare jusqu’à l’exploit de Gagarine, en passant par les croquis de Léonard de Vinci, la curiosité de l’homme n’a cessé de le pousser à explorer les méandres de ses propres compétences. Il insiste désormais par le biais de la littérature de science-fiction.

De nos jours, avec les contractions des révolutions industrielles et technologiques de plus en plus rapprochées (qu’elles sont loin les premières innovations du néolithique), et l’intégration d’un réseau informatique mondial, on pourrait se prendre à rêver de l’émergence d’une conscience planétaire. En espérant que ce ne soit pas au contraire le début d’un engrenage infernal.

13 février 2018

Un amour de contraire

Quoi de mieux pour élever le débat que d’épouser une opinion contraire ? On le sait bien depuis Socrate qui, fidèle à sa dialectique, n’hésita pas à fréquenter une mégère acariâtre. C’est le genre de position inconfortable que l’on ne souhaite à personne sans avoir l’air sadique, ni à soi-même sans passer pour masochiste. On dirait plutôt un passage obligé, un angoissant défilé initiatique, une épreuve turbulente mais inévitable de Charybde en Scylla, qui bouscule les certitudes et renverse les idoles, abandonnant le dilettante à une insoutenable perplexité.

Dans un monde notoirement en proie au mensonge et au maquillage, nous nous voyons bombardés de toute part sous un feu de contrariétés. Impossible de faire un pas sans essuyer quelque critique ou réprimande. Il est même des gens passés maîtres dans l’art de vous complimenter et de vous fustiger l’instant d’après. Ils savent mettre en l’appétit, mais c’est pour mieux le couper. Les spécialistes du double jeu ne manquent pas. Qui peut jurer, d’ailleurs, qu’il n’aura jamais recours au camouflage afin de se tirer d’une sale affaire ? Un léger euphémisme, une candide indulgence et la face est sauvée au prix d’une entorse à la causalité linéaire.

Comment la compassion pour les uns se transforme-t-elle en cruauté pour les autres ? Où finit la persévérance, où commence la persévération, l’exaspérante obstination ? Il nous faut sans cesse nous prémunir contre la tyrannie de ces dissonances cognitives qui nous enchaînent à nos engagements sous prétexte que cela fait mal au ventre de s’avouer autrement qu’honnête et fiable ; ce serait un coup dur pour notre image de marque, et une méchante brèche dans notre sentiment de sécurité ! Mais, grâce à Dieu, une douce résilience vient généralement réconcilier nos entrailles brouillées, victimes et coupables à la fois de ces noirs dilemmes que rien ne justifiait sinon un “minuscule malaise passager”, un infime état confusionnel : le narcissisme indisposé se remet bien vite de ces vexations vénielles.

Cela donne, néanmoins, un aperçu du martyr que peut endurer un individu plongé en permanence dans cet état de stress où la rumination n’en cède qu’à la tétanisation. Cela permet aussi de comprendre la fascination populaire pour les rassemblements, les réjouissances et les communions, où l’instinct grégaire répand son baume cathartique sur nos doutes sans faire de distinctions. Il est toutefois bienvenu de mesurer notre élan naturel pour les “foules sentimentales”, aussi promptes à acclamer leurs héros, qu’à les conspuer ensuite avec la même profonde cordialité.

Les contradictions apparaissent lorsque stéréotypes et a priori rencontrent une réalité qui leur résiste. Tenter de la soumettre de force à une grille de lecture obsolète provoque des grincements : elle veut qu’on l’écoute, elle sollicite une permission sous peine de se rebiffer. Ce sont ces moments-là où l’on constate, par exemple, que les enfants ont grandi, que le monde s’est découvert une nouvelle jeunesse, ou que l’ancienne passion réclame un retour de flamme.

On aurait dû s’y attendre, mais la faculté de prévoir ne saurait se développer chez un “démon de Laplace” pour qui l’univers n’a pas de secret ; à quoi bon se servir d’un pénible et incertain processus d’inférence pour parvenir à ce qu’on sait déjà ? Peser le pour et le contre n’aurait aucun sens ; plus besoin de justice, ni de mérite. On se moquerait bien de l’avis ou de l’attitude des uns et des autres, puisque les mœurs seraient partout les mêmes. Ce serait le règne d’un esprit collectif à encéphalogramme plat.

Pour prévenir cette dramatique perspective, l’instinct de conservation lui-même accepte de déroger à sa règle, et admet le mariage des contraires. La mort et la dégénérescence côtoient l’amour et la prolifération. Pour le meilleur et pour le pire, l’égoïsme consent à l’altruisme. Un altruisme très égoïste en quelque sorte, qui puise son ardeur dans la promesse du bonheur. Une générosité jamais aussi mauvaise calculatrice que lorsqu’elle mime la spontanéité. Le serpent qui ne reconnaît pas sa queue, finit par se mordre.

Hors la conscience, pas de contradiction, ni de négation, d’ailleurs. La nature ne s’en inquiète guère et malmène avec la même nonchalante désobligeance l’ensemble des concepts et des catégories, sans lesquels pourtant on serait bien en peine de se la représenter. C’est l’âme elle-même qui en voulant s’observer fait éclater toutes ces contradictions : elle ne peut se connaître sans se retirer. Mais, refusant par principe qu’on la traite en objet, comment pourrait-elle se laisser être celui de son étude ? L’introspection est une illusion dans la mesure où elle exige tout autant la distance de l’observateur. Elle aboutit, si elle est pratiquée sans modération, à un dangereux sentiment de dépersonnalisation, et à l’extrême une perte de contact avec la réalité. Car, c’est une opération identique que l’on pratique sur le monde intérieur comme sur l’extérieur : l’imposition d’une grille de lecture, imparfaite et par conséquent perfectible.

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13 février 2018

Flagrant délit de coïncidence

Le fatalisme est réputé réduire le sujet humain de son rôle légitime d’acteur de sa vie à l’état de victime incapable de se dépêtrer du moindre incident d’allure insurmontable. Le moraliste fustige sans relâche cette attitude consentante, complaisante et peu digne d’une personne de “bonne volonté”. Ce défaitisme a l’heur d’exaspérer tout l’entourage, surtout lorsqu’il s’accompagne d’une incontinence de complaintes larmoyantes et de récriminations hypocondriaques. Le premier réflexe face à cette spirale de l’impuissance consiste à nier son aspect inéluctable en invoquant paradoxalement une sorte de force magique comparable à la volonté en ignorant qu’elle participe du même déterminisme biologique dont seule a changé l’orientation. Il en suffit pour preuve qu’un excès d’assurance correspond souvent à ce genre d’arrogance irritante que l’on blâme sous le nom de mégalomanie.

Ce que nous apprennent des siècles d’exercice de la raison qui, dans son perpétuel effort pour contenir la sourde pression des angoisses et des ardeurs, tente de les convertir en théories des vices et des vertus, en systèmes éthiques plus ou moins solides compte tenu de leurs inévitables contradictions internes, ce que nous apprennent donc les divers et successifs fleurons de la pensée humaine, c’est le caractère double du déterminisme.

Un conflit intérieur sans cesse renouvelé vient rappeler le penseur à une incontournable dialectique. Il doit l’admettre : la philosophie elle-même avec toute la science qu’elle cautionne du mieux qu’elle peut, ne serait qu’une suite aléatoire de borborygmes numériques sans queue ni tête, si elle n’était pas soutenue, si ses voiles n’étaient pas gonflées, par des motivations venues du cœur — autrement dit d’ordre passionnel, d’origine mystérieuse1, et donc toujours discutable, mais seulement a posteriori, avec la distance, cela va de soi.

Car, ce qui, dans le feu de l’action, a tout l’air d’un comportement raisonnable résulte d’une mise en forme préalable, d’un automatisme pré calibré. Sinon, à quoi servirait l’expérience ? À quoi servirait l’entraînement ? À quoi bon envoyer vos enfants à l’école, leur faire subir un apprentissage ou les pousser aux plus hautes études, s’ils ne trouvaient pas un providentiel plaisir (la nature fait bien les choses même quand elle bricole à l’aveuglette) à parfaire les méthodes, algorithmes et recettes que la société leur propose, et qu’ils accommodent à leur sauce. Grand bien leur fasse, s’ils se les approprient et les ajoutent, avec une touche personnelle, à leurs jardins secrets de combines et astuces en vue d’éventuelles gratifications narcissiques. Il n’en reste pas moins que ces compétences accumulées élargissent la sphère de leur liberté. La société de son côté a tout à gagner de ces potentiels de performances.

On voit par là comment la psychologie de l’éducation exploite l’articulation de deux déterminismes dont la différenciation crée un espace de loisir (telle dans une cour de récréation) où les possibles vont se manifester. D’une part, la loi du génome, de l’autre les injonctions sociales. La première déploie les ressorts d’attentes irrépressibles, tandis que les secondes s’emploient à les satisfaire de façon conditionnelle. C’est là que réside toute la singularité du phénotype humain : dans le développement phénoménal de sa faculté de représentation, qui le rend comparable à une éponge à savoir-faire, mais qui le rend en même temps dépendant de la société qui la vu grandir, qui lui a fourni ses masques, ses costumes et ses différents rôles.

On pressent le danger qui guette en permanence : une implosion de cet espace transitionnel, une régression à l’état puéril de fusion entre biologique et social, détruirait leur articulation, et le jeu entre rêve et réalité laisserait place au cauchemar de la béatitude robotique qui entretient l’imbécile heureux dans un état agentique, dont tout représentant de l’autorité, convenablement imbu de sa propre importance, éprouvera la trop humaine tentation d’abuser2. À ce propos, la meilleur façon de tomber dans cet attrape-nigaud est, on l’aura deviné, de s’en croire prémuni.

Ce phénomène d’ “élasticité-plasticité” où deux niveaux se séparent pour favoriser l’émergence d’un troisième, ressemble à s’y méprendre à la règle du dialecticien confirmé : thèse, antithèse, synthèse. On le retrouve dans les changements de sociétés (par exemple le passage entre la société féodale des privilèges se heurtant à une bourgeoisie du mérite qui donne naissance à nos technocraties ultralibérales du néant). Il est responsable, on l’a vu, de l’émergence du psychisme individuel, à l’égard duquel le moi peut être considéré comme faisant office de “peau”3, une sorte de filtre ou d’interface bio-psycho-sociologique4. Mais il agit déjà, est-ce étonnant, au cœur de la vie : dans la reproduction sexuée, par exemple, un gamète ayant suivi un curriculum préprogrammé, rencontre un autre gamète au destin tout aussi nécessaire, on en connaît l’éventuelle heureuse conséquence. Or leur collision est due à ce hasard qui assure la conservation des espèces en les diversifiant.

Deux enchaînements de causes et d’effets qui se télescopent ne sont que des coïncidences, et pourtant elles paraissent parfois si significatives à nos yeux, qu’on en a tiré un néologisme : la synchronicité5. Cela relève de l’irrésistible intuition que tout est lié. Les religions y puisent leurs plus grandioses visions, la science son rêve ultime. La nostalgie d’un état primordial semble tous nous guider, le mirage d’un temps zéro où les forces étaient unifiées et l’univers non encore écartelé entre le macrocosme en expansion, que la loi des grands nombres préserve relativement bien de l’imprédictibilité, et les structures subatomiques grevées par le théorème d’incertitude.

Cette tension entre Absurde définitif et Vérité absolue ne devrait pas nous angoisser plus que ça : elle n’est pas de notre ressort, elle nous dépasse et nous embrasse comme un chaos déterministe.

1 C.G. Jung dirait numineuses.

2 Appliquez ce phénomène contagieux à des populations entières, et vous voyez où je veux en venir.

3 Le Moi-Peau, un titre de Didier Anzieu

4 Si vous me permettez cette formule alambiquée.

5 Encore C.G. Jung avec ses incursions psychanalytiques dans les profondeurs de ce qu’il nommait psychoïde.

13 février 2018

Dame Nature bricole

On accuse souvent les théories causalistes de véhiculer une vision pour le moins mécaniste, si ce n’est fataliste, du monde et des événements qui s’y produisent. Y aurait-il un “horloger aveugle” à l’origine du cosmos ou est-ce que tout cela sort du néant comme par enchantement ? Un Dieu à la bienveillance discutable est-il aux télécommandes, ou faut-il tout mettre sur le compte d’un mélange aléatoire de nécessités ? Si, comme on le prétend, la perspective d’un monde sans volonté divine conduit à son désenchantement, les émotions dont il s’agit sont-elles pour autant inaccessibles sans le biais d’une restriction de la curiosité, d’une évacuation du doute, d’une censure de la réflexion ?

Rigueur expérimentale et religiosité sont-elles antithétiques ? Il faudrait croire que l’émerveillement et l’élémentaire joie de vivre soient conditionnés par l’usage préventif d’œillères teintées d’arrière-pensées paranoïaques. La propagande scientiste rivalise avec le prosélytisme religieux dans cet exercice tragicomique. D’ailleurs, l’imaginaire collectif renvoie dos à dos le personnage du savant fou et celui du mystique halluciné, le rationaliste psychorigide et l’intégriste dévot. La causalité linéaire invoquée par les uns signe la même fatalité que la providence hypostasiée par les autres. On parlera donc à juste titre de métaphysique dans les deux cas, plus ou moins assumée, implicite ou voilée.

Par ailleurs, le recours à la méditation n’est pas l’apanage des seules disciplines soi-disant spirituelles. À y regarder de plus près, on constate aisément que le progrès de la connaissance scientifique se nourrit autant de contemplations rêveuses que d’expérimentations et d’observations. En dehors et comme en contrepoint de son activité méticuleuse de vérification et de son souci de procédure, un savant normalement constitué ne peut s’empêcher de laisser libre cours à son imagination. Son cortex associatif songeur ne fait pas que reproduire des circuits formels stéréotypés, et si la figure du penseur semble taraudée par le doute, elle se réserve également d’exceptionnels moments d’exaltation, à l’image légendaire d’un Archimède impuissant à contenir son fameux “eurêka”.

Les chercheurs prétendent expliquer les phénomènes naturels comme on lit les chapitres d’un livre ; ils pressentent la présence de structures sous-jacentes qui orientent leurs recherches. Une démarche à peu près analogue s’observe chez le théologien concentré sur l’interprétation des textes sacrés. Dans chaque cas, il s’agit de ne pas oublier le rôle des grilles de lecture culturellement transmises (le rôle de l’observateur et de ses théories dans son observation, comme dirait un physicien). L’unilatéralité idéologique et l’enfermement sectaire menacent chaque camp et chaque chapelle, forçant à l’humilité et pourquoi pas à l’humour.

Il est avantageux avant tout de reconnaître l’influence qu’exerce sur nous tout un ensemble hétéroclite de préconceptions, d’automatismes de pensée et de postulats fondamentaux, qui guident nos pas en s’érigeant en vérités indiscutables. Seule leur rôle dans le fonctionnement de notre esprit ne saurait être contesté, mais non leur valeur exclusive. Ainsi de la cohérence du monde qui nous entoure, de notre capacité à le contrôler et à nous maîtriser, de notre immunité au malheur et à la finitude. La causalité linéaire fait sans doute partie de ces illusions rassurantes lorsqu’elle doit occulter tout un pan de la réalité pour s’imposer. Car, les spéculations les plus légitimes ne sont pas celles qui s’opposent obstinément à la moindre velléité de réfutation, or, ce n’est plus un secret, tout système théorique comporte des axiomes indémontrables.

Qu’il s’agisse d’une conception privilégiant le recueillement comme outil de “pénétration”, ou au contraire affirmant les vertus de l’analyse, l’esprit de synthèse finit toujours par s’affirmer. Il en va de notre adaptation au monde, et même pour tout dire de notre équilibre mentale. La vulgarisation scientifique concède volontiers qu’il y a davantage dans la réalité que ce qu’une reconstruction théorique permet d’en restituer. Les ingrédients exigent un conditionnement supplémentaire pour que la “sauce” prenne consistance. Les chaînes de causalité, en se complexifiant, aboutissent à l’émergence de propriétés nouvelles ; selon l’adage, “le tout est plus que l’ensemble de ses parties”.

Mais, s’il est convenu que “les voies du Seigneur sont impénétrables”, cela ne nous dispense pas d’en discerner les grandes lignes. De même, si nul ne songe à contester les lois de la gravitation universelle, la physique quantique nous incite à concevoir un univers probabiliste ; la théorie du chaos déterministe nous pousse à admettre le poids de l’impondérable. La relativité générale ne s’éprouve pas dans la vie de tous les jours, mais elle peut être démontrée à l’échelle cosmique ; l’homme de la rue applique avantageusement la géométrie d’Euclide pour suivre le trottoir et traverser la chaussée, mais elle ne lui convient plus lorsqu’il a enfilé sa blouse d’astrophysicien.

Le besoin de prévoir et de prédire harcèle l’humanité depuis les devins antiques, jusqu’aux experts modernes. Pour le satisfaire, les lois de cause à effet s’avèrent bien pratiques. Sous quelque forme culturellement déterminée qu’elles nous soient contées, il semble indécent d’y renoncer. De l’accumulation imperceptible d’infimes probabilités surgissent les faits les plus extraordinaires, au parfum de miracles. Le météorologue préfère parler d’un “effet papillon”, là où l’animiste concerné par un ouragan voit une colère du ciel. C’est manifestement le même besoin irrationnel de consolation qui s’exprime lorsque le pieux croyant invoque la main de Dieu. Car, d’ordinaire, on digère mal la vision absurde d’un monde sans cause, où tout est lié, et où l’éloignement n’a pas d’incidence, comme le laisseraient entendre en microphysique les notions d’inséparabilité et de non localité.

Entre infiniment petit et immensément grand, entre la profondeur objective d’un monde subjectif et la luxuriance de la nature, entre les contraintes génétiques et l’ordre social, l’homme semble décidément écartelé, condamné à jongler avec des expédients pour étancher sa soif inextinguible d’explications. Cela assure en même temps la pérennité de sa quête d’un principe anthropique dont il voudrait être à l’image, pour lui attribuer la paternité de ses plus obscures aspirations. Autant s’en réjouir et laisser se dérouler la phénoménale mise en scène de la nature bricoleuse, qui se contemple et se découvre en déployant, au mépris des paradoxes, ses niveaux de complexité comme autant de spirales télescopiques.

13 février 2018

La clairvoyance

La clairvoyance désigne à mon sens une espèce de malédiction qui hante parfois douloureusement les esprits mal préparés aux plus déconcertantes constatations. Les psychosociologues en ont étudiée une variante qu’ils qualifient de “normative”, puisqu’elle concerne la docilité avec laquelle les individus obéissent à des normes collectives sans que cela ne heurte plus que ça leur sens de la liberté. Il semble incroyablement facile de manipuler les gens de bonne foi, dont les croyances comportent leur part inévitable de crédulité. Mais un tel savoir paradoxal est aussi lourd à porter que le théorème d’incomplétude pour les mathématiciens.

Il est particulièrement mal vu de soutenir que nul ne peut être tenu pour pleinement responsable de ses actes. Il en va de la légitime fierté des justes et de la nécessaire vergogne des coupables. Sur quoi autrement baser notre si chère idée du mérite ? Evidemment, délinquants, escrocs et autres politiciens véreux savent tirer parti de cette consternante naïveté populaire, le Tartuffe rôde à l’ombre des bonnes manières, tandis que les plus honnêtes payent leur lucidité par le sacrifice parfois désastreux de leur âme d’enfant. Quant aux philosophes les plus ambitieux, ils s’emploient à restaurer par tous les moyens le fondement d’un sentiment de libre arbitre qu’ils égarent souvent au fil de leurs tortueux examens de conscience.

C’est un tourment proche de celui dévolu à Œdipe, comparable à celui qu’endure Sisyphe, qui attend le clairvoyant normatif dans sa confrontation avec l’absurde. Le seul remède à la fatalité qui entoure les complexes demeure le même : un souverain mépris du destin. Comment répondre aux injonctions paradoxales sans en rire ? On voudrait nous forcer à agir spontanément, n’est-ce pas risible ? On aimerait que la lettre et l’esprit fassent à jamais un, qu’un désir fervent nous porte toujours au devoir, qu’une même flamme motive à coopérer le bouseux empêtré dans son indigence et le dandy engoncé dans son raffinement.

Dans une société idéale la dissidence est un vilain défaut de volonté assimilable à la schizophrénie, les psychiatres de l’ère soviétique nous l’ont garanti. Ils recommandaient des rééducations intensives à doses de goulag. Mais la mauvaise volonté dont il parlaient, comme en d’autres temps les inquisiteurs, de corriger sinon de briser le cours malencontreux, n’appartient à personne, elle nous échappe à tous, et finalement même aux soi-disant puissants qui prétendent nous gouverner1. C’est un mystère qui a alimenté maintes guerres de religion.

À ce point, le bon sens conseillerait une séance de relaxation, ou un bon bol d’air campagnard, une promenade solitaire là où les certitudes ont le poids du concret et de l’indéfectible permanence. Une solide ironie nous ramène à la familiarité du monde et relègue la tragédie des apparences. Il est permis de relativiser même la relativité.

Généralement, et pour leur plus grand bien, les gens normaux ne perçoivent pas les paradoxes dans lesquels ils vivent ; bercés par des oscillations silencieuses, ils ne saisissent pas les implications existentielles sur lesquelles des âmes trop sensibles ne peuvent s’abstenir de trébucher. L’individu moyen se plie sans rechigner aux règles de la vie sociale ; il poursuit des idéaux consensuels, s’astreint avec dignité à la discipline du confort autorisé, observe dans les grandes lignes les directives de l’hygiène publique. Il est tout disposé à reconnaître les bienfaits pour son propre épanouissement des normes qu’on lui a libéralement inculqué. Son attitude raisonnable témoigne en toute circonstance de son incontestable rationalité.

Combien de tueurs en série se sont-ils cachés sous ce genre de portrait ? Combien de sociopathes mégalomanes ont-ils craqué après avoir trop misé sur l’espoir qu’une reconnaissance universelle récompenserait leur conformisme zélé ? L’individu moyen, lui, n’entend aucunement se révolter, pourvu que rien ne vienne troubler l’assurance de son honorable légitimité. C’est dès l’enfance, en effet, qu’on lui apprend à servir. Son utilité sociale se voit gratifiée par des éloges qui rehaussent ses traits de personnalité. Impossible à cet âge de soupçonner la subtilité de l’endoctrinement. Il demeurera vraisemblablement convaincu jusqu’à la fin de sa nature unique et incomparable, tout en se félicitant de noter autour de lui autant de congénères tendus à l’imiter.

Cela n’empêche pas le désir de dominance de tirer les ficelles d’une hiérarchie mimétique où chacun subit un supérieur et le rend bien à son subordonné, comme il en va dans toute société animale. Un syndrome de retrait, une affection psychosomatique ou une dérive délinquante vient sanctionner l’incapacité à se faire une place. Bien sûr, certains connaissent moins de stress ou supportent mieux les déconvenues et les frustrations. Leur soumission en paraîtra d’autant plus consentie.

Pour le bien de la vie en commun nous devons, c’est certain, adhérer à une grille de lecture, à un discours qui comprend divers postulats fondamentaux, un ensemble d’évidences et de présupposés irréfutables, et pour cela même tout à fait contestables. Les représentations sociales évoluent et varient selon les cultures. Ne pas reconnaître cette relativité, et refuser le rôle vivifiant des paradoxes et des contradictions, risque de nous mettre à la merci des idéologies les plus manichéennes, et justifier l’expression gratuite de l’intolérance.

1 C’est un thème récurrent dans la littérature, qu’on pense à l’Eloge de la fuite de Laborit, et au cinéma à Vol au-dessus d’un nid de coucou ou à Brazil.

13 février 2018

Nautilus intimus

Tandis que l’individu normal vaque à ses occupations entre labeur et divertissements, le schizophrène s’empêtre dans le marécage de ses absurdes et néanmoins questionnements. Confondu et dérouté par l’ordre à lui indéchiffrable des présupposés ordinaires, il se retranche et ose à peine envisager quelques timides apparitions sur la scène du monde en jetant, de plus en plus sporadiquement, un coup d’œil furtif par le hublot de son “nautilus intérieur”. Sans doute une crise inaugural aura signalé sa déficience lors de quelque “bouffée délirante oniroïde”, avant la retraite anticipée et définitive. La vie lui en a trop demandé d’un coup et la fissure s’est faite déchirure incolmatable. Il veut maintenant qu’on le laisse en paix.

Tandis que l’homme de la rue courre de routines en routines, arpentant les nombreux trottoirs que lui propose la vie, enfilant boulot, métro, dodo, comme autant de berges, de monts et de vaux, l’autiste, lui, ne sait comment quitter son île déserte. Même à lui dépêcher une flotte entière, rien ne l’en arrachera. Le fil ténu qui le relie aux autres ne le conduit qu’à une impasse ; il n’aperçoit pas ce qu’on s’acharne à lui indiquer ; il ne comprend pas où l’on veut en venir. Les règles du jeu n’ont jamais été à sa portée. Réfractaire à tout “eurêka”, il ne forme d’autre intuition que celle d’une étrangeté, d’une incompatibilité fondamentale. On se souvient d’ailleurs que cet aspect a pu le confondre, sous un régime totalitaire1, avec ses dissidents.

Tandis que l’honnête homme va son bonhomme de chemin, le psychotique demeure tétanisé, comme au bord d’un précipice ; le moindre pas prend l’envergure d’un saut dans le vide. Il n’a pas été familiarisé avec la cadence de l’univers. Il lui manque certainement une dimension de largeur, un point de vue supérieur, une distance relative, sans quoi on ne rit que par désespoir et incrédulité. Il semble avoir perdu, c’est peut-être le seul sentiment qu’il partage avec son entourage, l’évidence naturelle, l’élan vital, le “contact vital avec la réalité”.

On se demande quel démon l’a si mal embouché, quelle éducation malveillante a pu conduire à une telle hostilité pour le sens commun, un tel à-quoi-bonnisme, un tel abandon défaitiste aux tourbillons de l’existence. Comment peut-on se perdre à ce point ?

À la première impression de mauvaise volonté ou d’impertinence obstinée, on peut opposer la précarité de la souplesse d’esprit. Nous n’avons pas tous l’étoffe de l’osier, le même mélange de rigueur et de laisser-aller. Le jeu des humeurs nous appartient-il vraiment ? L’équilibre porte avec lui sa fragilité. Il n’est pas imposé, mais se conquiert à chaque instant. L’enthousiasme exubérant et le noir découragement menacent tous les “surfeurs” du quotidien.

On pourrait penser que les choses seraient tellement plus simples si elles étaient également claires et nettes, ne souffrant donc aucun doute, rassurant ainsi nos hésitations obsessionnelles, nos si désagréables indécisions. C’est oublier que le schizophrène s’enferme justement dans un tel monde où le vrai et le faux ne se mêlent pas, où la lumière et les ténèbres sont d’irréductibles ennemis, où le seul comportement adéquat et acceptable est spécifié d’avance dans une partition connue de tous, mais dont, lui, n’a pas eu connaissance. Lui a-t-on caché quelque chose ? Il exige qu’on lui apporte des explications bien trop philosophiques à la trivialité. Les rêves qui nous habitent, chez lui le hantent ; les idéaux qui nous guident dans le nid de notre intimité, ont pris pour lui le caractère de l’urgence. On ne contredit pas aisément le délire paranoïde.

À l’ère des machines, il est bon de se demander ce qui nous en différencie. On peut être certain qu’elles ne supportent pas comme nous la contradiction, et qu’elles ne se font aucune illusion sur l’esprit de leurs utilisateurs. Privé de l’accès à ses motivations, l’autiste comme un robot ne reconnaît aucun sens viscéral à ses rapports humains. On peut le dire libre, mais non de son plein gré à la manière d’un cynique grec ou d’un ermite.

On pressent combien une société entièrement mécanisée et fondée sur une constitution inaltérable est une dangereuse utopie. C’est dans la marge de manœuvre que tolèrent entre eux les êtres humains que réside la véritable harmonie de leurs échanges. Or, cette indulgence elle-même dépend de trop de facteurs pour être une science exacte, une discipline universellement applicable. Et, peut-être, après tout, cela vaut-il mieux ainsi.

1 Les psychiatres soviétiques ne se sont pas privés de soutenir cette thèse pour justifier l’internement des objecteurs.

13 février 2018

Article foncier

Cela n’étonnera personne qu’un article sur la confiance foncière mette l’accent d’abord sur les relations objectales du nouveau-né, livré aux bonnes dispositions de sa mère ou de son substitut. C’est sur cette prématurité physiologique que s’édifient les premiers étages proprement cognitifs, qui iront en se complexifiant au long de l’existence. Les agencements les plus divers d’oscillateurs émotifs manifesteront ainsi l’originalité de leur attitude globale face à la vie. Un mystérieux élan vital y apporte l’animation inaugurale. On connaît sa fragilité et sa sensibilité aux conditions initiales.

Le subtil balancement même entre confiance et méfiance, que l’on destine aux fréquentations quotidiennes, ne se serait jamais mis en place sans la bénédiction d’une confiance foncière qui en a favorisé les ajustements au monde dès les premiers vagissements. Le “sentiment océanique” qu’elle autorise a réjouit bien des mystiques et autres adeptes des “techniques de l’extase”1. En revanche, sa disparition au décours d’un traumatisme révélant une fragilité soit de constitution, soit acquise lors des premiers pas (où la sécurité est synonyme de vitalité) a laissé bien des psychiatres perplexes.

Tous les degrés du découragement, parfois encore mêlé de cette irritabilité aujourd’hui si ordinaire que l’on nomme névrose, tous les états de lourde et poisseuse incertitude qui condamne à l’inhibition, jusqu’au retrait pur et simple, sont observables chez l’être humain. Surtout depuis qu’il serpente sur le chemin de la civilisation, obsédé par la quête d’une innocence et d’une liberté perdues, d’un accord avec le monde qui le rende à ses rapports fusionnels, au temps où la frustration n’était pas un cas envisageable.

Est-il besoin de souligner l’importance du regard de la mère, où se puisent tous les vœux et toutes les promesses ? Où plonge ses racines l’illusion de l’être, de l’essence et de l’identité en devenir, lorsque tout va bien… On connaît les principaux écueils à l’allumage de cet imaginaire qui sert de moteur à l’individu, et à la faveur duquel ce dernier peut appréhender un monde objectif dans lequel inscrire sa subjectivité. L’enfant trop gâté dépérit sans jamais avoir eu accès à une nouvelle dimension, enfermé, tout comme l’enfant négligé mais pour une raison inverse, dans le cercle vicieux d’un temps qui a perdu sa flèche. Déjà la notion de causalité ne peut surgir sans consentir à la séparation d’avec le premier objet d’affection. Le concept de négation si spécifique de la condition humaine ne ferait pas son apparition dans un esprit incapable de s’identifier à un agresseur extérieur, cet ennemi de nos premières impulsions exploratrices.

La précarité de l’estime de soi fait obstacle à cet élan vers la découverte et le jeu. Par la suite, une spirale de la disqualification, une déception radicale prétérite l’invitation à intégrer la société des grandes personnes. Un sentiment chronique d’insécurité harcèlera dès lors le sujet aux prises, tel un pantin, avec des ficelles qu’il ne reconnaît pas siennes. Ses automatismes le lâchent, deviennent mécaniques et forcés, multipliant les lapsus et les actes manqués.

Une telle maladresse dans les actions les plus rudimentaires semble le résultat d’une irrémédiable mauvaise volonté. On est tenté de l’imputer à une âme pervertie. Mais il ne s’agit que d’une déficience de la capacité biologique à s’approprier des compétences, des rôles et des définitions de soi ; c’est-à-dire une identité pénétrée de sa propre authenticité. L’illusion de l’utilisateur échoue à leurrer les sens internes et à s’imposer au sein d’une vision du monde suffisamment familière. À quoi bon jouer le jeu, quand on n’est pas dans le coup ?

Pour tempérer l’enfer grinçant de cette dérisoire et cruelle mascarade kafkaienne, subsiste encore pour les uns l’évasion dans un imaginaire répétitif et déconnecté, où l’esprit se laisse tourner en rond, et dont une faible lumière ne s’échappe que rarement. Une créativité en panne accable le schizoïde. Un sombre trou noir semble aspirer l’autiste.

Dans cet état d’esprit, on conçoit que les seules perspectives pertinentes soient empreintes d’une pulsion mortifère ; la seule alternative à l’humiliation du vide intérieure demeure une imposture d’autant plus flamboyante qu’elle est fragile. Un espoir de crépuscule des dieux soutient le moral du petit fonctionnaire zélé, prêt à participer hardiment à toute œuvre d’asservissement universel. En bute à son propre néant, il voue une dévotion sans défaut aux insignes ostentatoires de l’Absolu.

Mais ce portrait caricatural ne doit pas faire oublier tous les cas intermédiaires qu’un optimisme mi-figue mi-raisin protège de telles extrémités. Car, habituellement, doute et certitude se côtoient et fertilisent l’univers des possibles, c’est-à-dire la marge de manoeuvre de l’homme qui se veut libre. Ce dernier ne présente aucune timidité maladive, aucune idée fixe obsessionnelle, mais chez lui aussi, sous des apparences de jovialité entendue, une comparable perplexité opère et cherche une pertinence parmi les combinaisons d’idées toutes faites qui composent le savoir commun.

Le quidam, religieusement tendu vers la réalisation de soi-même dans les diverses activités auxquelles la société l’invite à consacrer sa ferveur, met son humeur au diapason de la cité. C’est le prix de son autonomie et la condition de ses échanges avec les autres : une confiance toute entière creusée par un doute raisonnable. Dans le paradoxe d’une foi indéfectible, mais non point aveugle, s’ouvre l’espace transitionnel 2où s’épanouit la vie culturelle.

Sans l’assise biologique d’un schéma corporel sur lequel peut se former la cohérence d’un moi qui se respecte, le jeu social perdrait de sa théâtralité bon enfant. Heureusement, en général, lorsqu’un processus contrarié est mis provisoirement sous le feu d’une actualité dramatique, les engrenages retrouvent bien vite l’harmonie de leur silence, et leur passagère déconvenue est aussitôt remisée dans les affaires classées, une mémoire sans urgence. Le “sans précédent” fait ainsi jurisprudence ; la vie peut continuer son “show”, s’augmenter d’une routine virtuelle, et garnir notre garde-robe d’un nouveau costume d’Arlequin.

On comprend, après tout, ce que recèle de terrifiant l’idée que l’esprit individuel ne soit qu’une vision de l’esprit lui-même. Une telle insulte à notre narcissisme ne peut que nous révolter, tout comme le souvenir de nos premières humiliations, réveillé par le spectacle sporadique de l’innocence bafouée. C’est pourtant en se distinguant de ses multiples mimiques, en jonglant de façon détachée avec ses facéties, que la figure d’un moi transcendant parvient à se prémunir contre les plus graves atteintes. Cette liberté “de façades” lui laisse tout loisir d’élever les débats, de relativiser les critiques en appréciant les choses de plus haut, de décharger ses épaules de leur trop littérale culpabilité, d’inviter en somme tous les participants à une plus noble abstraction.

1 Une expression de Mircea Eliade pour qualifier le chamanisme.

2 Objet et espace transitionnels appartiennent au vocabulaire du psychologue D.W. Winnicott, qui désignait en ces termes nos jardins secrets, uniques à chacun, et pour cela partagés par tous.

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L'absolu systématique
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L'autisme fait-il souche à une nouvelle sorte d'hominidé adaptée à un environnement dépourvu d'humanité ?
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