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L'absolu systématique
13 février 2018

Dame Nature bricole

On accuse souvent les théories causalistes de véhiculer une vision pour le moins mécaniste, si ce n’est fataliste, du monde et des événements qui s’y produisent. Y aurait-il un “horloger aveugle” à l’origine du cosmos ou est-ce que tout cela sort du néant comme par enchantement ? Un Dieu à la bienveillance discutable est-il aux télécommandes, ou faut-il tout mettre sur le compte d’un mélange aléatoire de nécessités ? Si, comme on le prétend, la perspective d’un monde sans volonté divine conduit à son désenchantement, les émotions dont il s’agit sont-elles pour autant inaccessibles sans le biais d’une restriction de la curiosité, d’une évacuation du doute, d’une censure de la réflexion ?

Rigueur expérimentale et religiosité sont-elles antithétiques ? Il faudrait croire que l’émerveillement et l’élémentaire joie de vivre soient conditionnés par l’usage préventif d’œillères teintées d’arrière-pensées paranoïaques. La propagande scientiste rivalise avec le prosélytisme religieux dans cet exercice tragicomique. D’ailleurs, l’imaginaire collectif renvoie dos à dos le personnage du savant fou et celui du mystique halluciné, le rationaliste psychorigide et l’intégriste dévot. La causalité linéaire invoquée par les uns signe la même fatalité que la providence hypostasiée par les autres. On parlera donc à juste titre de métaphysique dans les deux cas, plus ou moins assumée, implicite ou voilée.

Par ailleurs, le recours à la méditation n’est pas l’apanage des seules disciplines soi-disant spirituelles. À y regarder de plus près, on constate aisément que le progrès de la connaissance scientifique se nourrit autant de contemplations rêveuses que d’expérimentations et d’observations. En dehors et comme en contrepoint de son activité méticuleuse de vérification et de son souci de procédure, un savant normalement constitué ne peut s’empêcher de laisser libre cours à son imagination. Son cortex associatif songeur ne fait pas que reproduire des circuits formels stéréotypés, et si la figure du penseur semble taraudée par le doute, elle se réserve également d’exceptionnels moments d’exaltation, à l’image légendaire d’un Archimède impuissant à contenir son fameux “eurêka”.

Les chercheurs prétendent expliquer les phénomènes naturels comme on lit les chapitres d’un livre ; ils pressentent la présence de structures sous-jacentes qui orientent leurs recherches. Une démarche à peu près analogue s’observe chez le théologien concentré sur l’interprétation des textes sacrés. Dans chaque cas, il s’agit de ne pas oublier le rôle des grilles de lecture culturellement transmises (le rôle de l’observateur et de ses théories dans son observation, comme dirait un physicien). L’unilatéralité idéologique et l’enfermement sectaire menacent chaque camp et chaque chapelle, forçant à l’humilité et pourquoi pas à l’humour.

Il est avantageux avant tout de reconnaître l’influence qu’exerce sur nous tout un ensemble hétéroclite de préconceptions, d’automatismes de pensée et de postulats fondamentaux, qui guident nos pas en s’érigeant en vérités indiscutables. Seule leur rôle dans le fonctionnement de notre esprit ne saurait être contesté, mais non leur valeur exclusive. Ainsi de la cohérence du monde qui nous entoure, de notre capacité à le contrôler et à nous maîtriser, de notre immunité au malheur et à la finitude. La causalité linéaire fait sans doute partie de ces illusions rassurantes lorsqu’elle doit occulter tout un pan de la réalité pour s’imposer. Car, les spéculations les plus légitimes ne sont pas celles qui s’opposent obstinément à la moindre velléité de réfutation, or, ce n’est plus un secret, tout système théorique comporte des axiomes indémontrables.

Qu’il s’agisse d’une conception privilégiant le recueillement comme outil de “pénétration”, ou au contraire affirmant les vertus de l’analyse, l’esprit de synthèse finit toujours par s’affirmer. Il en va de notre adaptation au monde, et même pour tout dire de notre équilibre mentale. La vulgarisation scientifique concède volontiers qu’il y a davantage dans la réalité que ce qu’une reconstruction théorique permet d’en restituer. Les ingrédients exigent un conditionnement supplémentaire pour que la “sauce” prenne consistance. Les chaînes de causalité, en se complexifiant, aboutissent à l’émergence de propriétés nouvelles ; selon l’adage, “le tout est plus que l’ensemble de ses parties”.

Mais, s’il est convenu que “les voies du Seigneur sont impénétrables”, cela ne nous dispense pas d’en discerner les grandes lignes. De même, si nul ne songe à contester les lois de la gravitation universelle, la physique quantique nous incite à concevoir un univers probabiliste ; la théorie du chaos déterministe nous pousse à admettre le poids de l’impondérable. La relativité générale ne s’éprouve pas dans la vie de tous les jours, mais elle peut être démontrée à l’échelle cosmique ; l’homme de la rue applique avantageusement la géométrie d’Euclide pour suivre le trottoir et traverser la chaussée, mais elle ne lui convient plus lorsqu’il a enfilé sa blouse d’astrophysicien.

Le besoin de prévoir et de prédire harcèle l’humanité depuis les devins antiques, jusqu’aux experts modernes. Pour le satisfaire, les lois de cause à effet s’avèrent bien pratiques. Sous quelque forme culturellement déterminée qu’elles nous soient contées, il semble indécent d’y renoncer. De l’accumulation imperceptible d’infimes probabilités surgissent les faits les plus extraordinaires, au parfum de miracles. Le météorologue préfère parler d’un “effet papillon”, là où l’animiste concerné par un ouragan voit une colère du ciel. C’est manifestement le même besoin irrationnel de consolation qui s’exprime lorsque le pieux croyant invoque la main de Dieu. Car, d’ordinaire, on digère mal la vision absurde d’un monde sans cause, où tout est lié, et où l’éloignement n’a pas d’incidence, comme le laisseraient entendre en microphysique les notions d’inséparabilité et de non localité.

Entre infiniment petit et immensément grand, entre la profondeur objective d’un monde subjectif et la luxuriance de la nature, entre les contraintes génétiques et l’ordre social, l’homme semble décidément écartelé, condamné à jongler avec des expédients pour étancher sa soif inextinguible d’explications. Cela assure en même temps la pérennité de sa quête d’un principe anthropique dont il voudrait être à l’image, pour lui attribuer la paternité de ses plus obscures aspirations. Autant s’en réjouir et laisser se dérouler la phénoménale mise en scène de la nature bricoleuse, qui se contemple et se découvre en déployant, au mépris des paradoxes, ses niveaux de complexité comme autant de spirales télescopiques.

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