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L'absolu systématique
13 février 2018

De la barbarie morale

Prendre en considération de la société comme un organisme avec ses fonctions et ses besoins s’accompagne de sentiments ambivalents selon que l’on appartient à une classe dominante ou dominée, selon que l’on s’affiche comme digne représentant, fidèle incarnation, légitime porte-parole, gardien de l’institution, digne serviteur d’un idéal supérieur, ou porte-drapeau de l’indépendance et de l’originalité. On a vu souvent les mêmes individus passer de la revendication de la rupture à la défense de la continuité. Le même esprit qui consacre ses réalisations, à peine affirmé sur la scène du monde, s’en retire pour aller animer le combat des minorités.

L’individu est-il un simple “domino”, soumis aux effets de masse et à l’engrenage des institutions, ou un acteur, un libre sujet, propriétaire de ses opinions et de ses mouvements ? C’est évidemment toujours un peu des deux. Mais il est curieux de remarquer qu’il n’y a pas plus efficace manipulation que celle qui repose sur la conviction du libre arbitre. Comme par réflexe, chacun se rétracte à l’idée d’agir sous la contrainte. Il suffit de faire naître cette impression d’être mené par le bout du nez pour que le malaise s’installe. C’est alors la protestation générale, à la fois de ceux qui se défendent d’aucune intention autoritaire, et de ceux qui crient à l’imposture.

Il n’y a là que le mouvement alternatif naturel d’un esprit qui se ressource à ses ressorts vitaux. Par sa manifestation dans l’ordre culturel cet esprit peut être dit objectif ; il inscrit l’individu dans sa société ; il dirige les identifications et les appartenances. Il peut se figer en institutions pesantes et mécaniques, présenter la rigidité et l’inertie qui menacent toutes les formes de pouvoir en place. C’est alors que s’insinue ce sentiment de contrainte et d’engrenage qui provoque la révolte et l’angoisse, le désir d’adhésion à un nouveau rêve. Ce besoin d’affirmation de sa propre unicité fonde notre subjectivité, qui nous porte à nous démarquer pour mieux nous engager par ailleurs.

Rien à faire, on n’échappe pas à la société. Elle ne nous laisse que le droit d’y jouer un rôle, et le sentiment de liberté que procure la diversité des panoplies, de l’ermite au soldat, de l’intellectuel au prolétaire, de l’artiste au magistrat. On applaudit à cette fabuleuse capacité de démonstration, cette tendance exhibitionniste, que porte en lui l’être humain ; on peut même être touché par la bonne volonté que prouve son application à y mettre une touche personnelle. Mais elle engendre un frisson de dégoût lorsqu’elle prend la forme d’une pensée unique et totalitaire, soucieuse de nier par la violence sa propre aliénation en s’identifiant à l’histoire toute entière. L’arrogance est la faiblesse des dominants. Les directeurs de conscience cachent de vrai faux dévots qui en oublient facilement leur assujettissement en feignant la sincérité. Leur plaidoyer pour la bonne foi en signale forcément une mauvaise, qui révèle sa tyrannie dès l’instant où sa perte se profile à l’horizon.

On voit donc se suivre, s’enchaîner en se renversant, les modes, les goûts, les valeurs, les attitudes et les ambitions, dans un mouvement cyclique qui, au regard d’un pessimiste, semblera tourner à vide. De plus, l’impression récurrente de n’être qu’un pion achève de nourrir un discours victimaire, lequel n’est que le préambule à la rébellion. Cela ressemble bien à un cercle vicieux sans fin dont nous ne serions que les pantins. Mais, l’éternel recommencement n’est qu’un point de vue ; si le cœur nous en dit, rien n’empêche de spéculer sur une finalité du monde tout en mettant à sa disposition les ficelles de notre instinct.

On ne peut qu’espérer que la marche de la civilisation, cette entreprise de conciliation des contraires, cahotante et incertaine, gagne toujours plus en fluidité. Mais un vœu, aussi raisonnable soit-il, n’évacuera jamais l’obscure source de nos pulsions. D’ailleurs, plus on s’éloigne de l’état de nature où la barbarie et la morale n’ont pas encore de sens (où les animaux ne présentent que rarement, sauf au contact des hommes, des symptômes de conflit névrotique, et où ils demeurent de ce fait remarquablement fidèles à eux-mêmes et à un code génétique très mollement concurrencé par les autres codes de la vie en commun, contrairement à nous, juste pour en rajouter), plus il faudra s’attendre à affronter des contradictions. En cela, l’esprit objectif est une source infinie de paradoxes.

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