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L'absolu systématique
13 février 2018

Stéréo-écologie

Sommes-nous tous des dualistes sans le savoir, c’est-à-dire : est-ce un penchant inné presque impossible à réfréner dans la pratique, quand bien même l’observation du monde nous mènerait à la conviction qu’il n’y a rien hors les apparences, tandis que la logique la conforterait en signalant que seul existe ce qui existe. Il est vrai qu’une certaine impatience caractérise l’imagination humaine, plutôt prompte à conjecturer dans les directions les plus farfelues ou les plus enivrantes. Les métaphysiques furent parmi les premières drogues ; au point qu’on appela l’une d’elle “opium du peuple”.

S’il est exact que la division du monde s’opère à notre insu et contre le gré du plus acharné défenseur du monisme, nous sommes face à un double dualisme : celui classique entre la matière (ou le corps) et l’esprit (ou l’âme), couplé à celui entre la pratique et la théorie. Il semblerait que la plupart du temps la connaissance de soi ait de la peine à suivre la connaissance du monde.

Prenons l’étude de la morale, qui nous enseigne qu’il s’agit d’un ensemble plus ou moins cohérent de directives apprises par conditionnement dans un milieu social donné, à une époque donnée, et donc le résultat d’un endoctrinement tout à fait sujet à caution, il n’en demeure pas moins que le plus endurci des contestataires a rarement besoin d’un directeur de conscience pour laisser parler son cœur et suivre ce que ses tripes ont appris à lui commander. On a beau dire qu’on ne croit plus au Père Noël, on continuera à se faire des illusions dans le souci de son équilibre mental.

On pourrait se demander si le fait de répartir les éléments du monde en deux camps n’est pas, à l’instar de l’espace et du temps1, une catégorie a priori de l’entendement. Après tout notre corps présente une nette symétrie axiale : deux yeux, deux oreilles, deux hémisphères cérébraux, la plupart des membres et des organes ont leur frère siamois… La dualité s’avère carrément inscrite dans nos gènes à partir de la structure en double hélice de l’ADN. Quoi d’étonnant dans ces conditions que le monde paraisse rempli de bons et de méchants, de méritants et d’indignes, d’humains et de sous-hommes, d’élite clairvoyante et de masse aveugle, d’esprit subtile et de matière grossière, qui, hélas les âmes pures et sensibles, ont eu le malheur ou l’insolente audace de frayer ensemble, engendrant ce monde hybride, imparfait et trompeur, où la matière a l’impudence de revendiquer de la subtilité, et les esprits s’abaissent sans vergogne à la plus affligeante grossièreté.

Ainsi le dualiste explique-t-il la fâcheuse tendance des choses et des êtres à montrer deux visages, à tenir deux langages, à souffler le chaud et le froid, et donc la duplicité universelle. Le dualiste risque à la moindre contrariété de sombrer dans le manichéisme et la paranoïa. Ses sourcils se froncent dès qu’il subodore un soupçon de duperie. Son système limbique en alerte scrute les méandres des apparences pour cerner ce que lui réserve le mauvais esprit qui constamment défie sa vigilance.

Comment éviter cette atmosphère kafkaïenne, vous demandez-vous. En rejetant le dualisme coûte que coûte, répondrez-vous. Cela paraît assez simple au prime abord, compte tenu que la réalité, malgré ses symétries, ses coïncidences, ses merveilles de bricolage naturel, ne trahit aucune finalité intentionnelle aussi cachée soit-elle. Or, nous avons suggéré que le dualisme s’impose à nous, de la même façon impérieuse que par exemple la respiration, ou plus faiblement la vision binoculaire chez les bipèdes normalement constitués. C’est que ne l’oublions pas, on ne répudie pas impunément des millénaires d’histoire des religions. Les conceptions de nos ancêtres ont laissé des traces, en forme d’archaïsmes peut-être, mais dont la présence même en coulisses n’est pas à négliger sous peine de s’encoubler inopportunément. Elles remontent notamment au temps où l’on brûlait les proches décédés de sorte que leur âme accède à la réalité intangible d’un souvenir idéalisé.

La métaphore de la stéréoscopie se prête d’ailleurs remarquablement à notre propos qui tourne justement autour de la vision, bien que dans le sens figuré de la vision du monde : nul n’a de mal à localiser un objet en un lieu déterminé et n’invoque sérieusement le don d’ubiquité lorsqu’il voit double, pas même lorsqu’il a abusé d’une substance reconnue pour ses effets décapants. Il est toutefois incontestable que notre cerveau a d’abord affaire à deux images différentes de chaque chose qui se présente au sens de la vue. Seul un mécanisme automatique d’intégration (donc non volontaire, j’insiste lourdement) permet d’aboutir à la reconstruction mentale d’un objet unique. Pourquoi cette bricoleuse manœuvre ? Quel en fut le bénéfice ? La perception de la perspective, bien sûr.

Cela me fait penser par inadvertance à un autre bricolage opportuniste dont la nature paraît trop friande (mais nous aussi en l’occurrence), un poisson plat Pleuronectes platessa, qui naît avec les deux yeux opposés, jusqu’à ce qu’une étrange modification squelettique les lui mette du même côté.

1 Selon la proposition de Kant

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